Le Voyage de la peur : Desperado


Beauté(s) de la série B – à propos d’Ida Lupino (II)…


Inspiré d’un fait divers, The Hitch-Hiker ne donne pas dans le spectaculaire mais au contraire dans la répétition et les variations, tout au long d’une funeste odyssée vers un éden incertain, rêve irréel de hors-la-loi aux abois. « This is the true story of a man and a gun and a car. The gun belonged to the man. The car might have been yours » nous avertit le lapidaire carton d’introduction, avant qu’un canon de revolver présageant celui de L’Impasse ne s’impose en gros plan, sur tout l’écran, moins directement dirigé vers le spectateur que pour Carlito Brigante, à l’agonie proustienne sur sa civière mémorielle. Le Voyage de la peur, traduction française hyperbolique et pourtant point inexacte, invite à se positionner à la « place du mort », littéralement, et peut apparaître en matrice apocryphe d’une longue et sanglante lignée matérialisant les noces nocives de l’asphalte et de la folie. On pense ici à Riders on the Storm, le morceau « atmosphérique » des Doors qui suscita l’émoi et Le Sud de Nino Ferrer ; à HWY: An American Pastoral, le moyen métrage d’homicide routier de Jim Morrison ; à Un tueur sur la route, le roman de James Ellroy étudié par les bleus du FBI et au documenté Zodiac de David Fincher, lui-même modelé sur la « réalité », boucle bouclée, quatre exemples parmi d’autres de l’espace américain pour ainsi dire renversé, non plus ouverture, désormais tombeau, la voiture équivalant à un trivial caveau. Avec une quinzaine d’années d’écart, Ida Lupino préfigure la déconfiture nationale de Easy Rider et son final létal, à moto, les deux anti-héros exécutés par des sudistes très susceptibles. Sa ceinture de sécurité attachée en compagnie du grand directeur de la photographie Nicholas Musuraca, partenaire de Tourneur ou Mark Robson sur La Féline, La Griffe du passé, La Septième Victime, elle nous emmène en virée en effet mortelle avec deux pêcheurs harponnés par un pécheur armé, route d’entourloupe ponctuée de transparences bien gérées, d’images d’archives mexicaines immersives.

Une créature de la nuit aux faux airs de Rocco Siffredi entraîne les malheureux dans une sorte de western anxiogène rétif au psychologisme, puisqu’il mentionne à peine son désamour parental d’enfance et assure qu’il prend, ne demande pas, voilà, les gars. « Loco ! », comme le déclare pour lui-même l’employé de station-service dans la langue de Cervantès, lorsque la bagnole s’éloigne illico, tant pis pour la monnaie envolée, Mister Myers, Emmett, pas Michael, bye-bye à Carpenter, rivalise au tir avec l’un des chauffeurs muni d’un fusil, nous voici bel et bien aux États-Unis, les amis. Les Indiens précédemment exterminés, il ne reste plus qu’à occire des canettes de bière, elles feront l’affaire, sauteront en l’air, surtout tenues par le troisième larron pas poltron mais pas rassuré. En parallèle, la radio chronique la fuite et les forces de l’ordre se mettent en ordre, de départ, motorisées sur terre ou dans les airs. Au feu de camp, le regard obsédant du tueur, alourdi d’asymétrie des paupières, rime avec l’œil de verre de Minos dans Peur sur la ville, le giallo délocalisé de Verneuil via Belmondo en blouson peau de mouton. Symboliquement et subtilement, la scène de l’épicerie précise le personnage, portraiture sa psyché en mode comportementaliste, quand une gamine lui tend sa poupée, qu’il la repousse dans son imper noir, finalement aussi infantile et bien plus dangereux que la petite inconsciente, recommandée à Dieu par le père de famille kidnappé. Ce dernier devra remettre au mec au calibre sa montre paternelle, offrande de circonstance, tandis qu’un paysan passe impassible tout près du trio de gringos, son âne chargé de fagots. La coopération entre les nations va bon train, le meurtre hors-champ d’un chien assommant idem.


Une alliance-indice abandonnée à dessein et une tentative d’évasion soldée par une cheville amochée, comme dans Outrage, plus tard, nos trois lascars se retrouvent en panne près d’un puits « nice and deep », tant la réalisatrice, on le souligne bis, se soucie du son, de sa valeur expressive. Un appel vers un avion « divin », salvateur, évanoui, paraphe la déréliction des âmes en peine, de leur traversée littérale du désert. Si, d’une certaine manière, Outrage relisait la trajectoire émouvante de Marie-Madeleine, The Hitch-Hiker, en sus de prophétiser le surfait Hitcher ou le somnolent Le Voyageur, rejoue le séjour austère, de mystère, de tentation, des quarante jours du Christ devenu ermite. Pendant ce temps, on change de vêtements et on arrive au bord de la mer, de la mort, association encore biblique. Le bateau de la dernière chance, Myers ne le prendra pas, pris au piège de la policía, menotté de son plein gré, fou furieux peureux recevant les coups hargneux de sa victime guère magnanime, auxquels il répond d’un crachat ensanglanté, en noir et blanc. Les deux hommes rescapés peuvent alors s’éloigner, mouvement repris du titre précité, outragé, dans la profondeur de l’obscurité, marqués par l’aventure impure, par le fait d’avoir côtoyé un Lucifer maniaque et insomniaque. En partie écrit par un type de Broadway, Robert E. Joseph, et un blacklisté point crédité dénommé Daniel Mainwaring, ailleurs à l’ouvrage sur Out of the Past et L’Invasion des profanateurs de sépultures, Le Voyage de la peur combine sécheresse admirable, cf. le prologue de générique, abstraction mentale et urgence vitale. Il va vite et fait du surplace, il trace sa route et ne va nulle part, il assimile l’habitacle à un cerveau. Ida Lupino filme son métrage digne d’hommages avec une précision et un sens du suspense existentiel qui ne peuvent le faire confondre avec je ne sais quel exercice de style intéressé, en démonstration de thriller sur quatre roues relou, à bon marché.

Non, il convient plutôt de concevoir le voyage apeuré, résilient, à la façon d’une étude asphyxiée d’une certaine masculinité, sinon solidarité, en carte routière et intérieure de la psychopathie étasunienne, banalisée, essaimée, déjà là en 1953, huit ans après une guerre mondiale qui redéfinit en partie la géographie, la géopolitique, la sensibilité, le cinéma, pas seulement à caractère historique ou horrifique. Lorsqu’il tournera sept ans plus tard son Psychose avec une équipe de TV à moindre coût, Hitchcock se souviendra à l’évidence de cette mécanique méconnue, animée, remarquable. Porté par les irréprochables Frank Lovejoy, régulier de Gordon Douglas, Edmond O’Brien, croisé chez Mankiewcz (Jules César, La Comtesse aux pieds nus) ou Peckinpah (La Horde sauvage), et le mémorable William Talman, sous peu partenaire à la TV de Raymond Burr réinventé en Perry Mason, The Hitch-Hiker file droit vers la fatigue, le traumatisme, la mort frôlée de près, embarquée, lestée de son absurdité, de quoi vous dégoûter à jamais de faire du tourisme aux USA, mais de quoi vous ravir en vous confrontant à un grand petit film limpide et polysémique, réaliste et cauchemardesque, comme si l’expressionnisme européen rejoignait dans une collision de saison le naturalisme solaire de la Californie du Sud. Une fois de plus, Ida Lupino réussit en réalisatrice et persévère en pionnière, avec un opus sans malus, un métrage tout-terrain tendu telle une comète en train de chuter ou le tracé d’une balle droit au cœur du spectateur suffoqué, sidéré, rasséréné par une balade sauvage bien plus poétique et politique que l’errance languissante et arty d’un Terry Malick, tant pis pour la délicieuse Sissy Spacek. En conclusion, nous vous recommandons de monter à bord sans crainte et sans tarder pour ce voyage au bout de la nuit et de l’insanité, toujours inventif et tiré au cordeau, avec au volant l’indémodable Ida.


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