Le Sexe qui parle : Cinéma du désir et Désirs de cinéma


Parler de sexe, le filmer, l’écrire, fragments de nos discours, mon (mes) amour(s).


Hétéro, hélas

Crash sentimental : tous ensemble ou bande à part, tout fait débander. « Ne me touche pas » (maintenant) implorait le Christ ressuscité, supposé homme des jardins, loin d’être badin, taquin, à l’ex-pécheresse incrédule, sidérée. À Hong Kong au début des années 60, quand les « événements d’Algérie » d’ici prennent fin, enfin, quand là-bas gronde en sourdine la révolte de la Chine contre le statut de colonie britannique, un homme et une femme (pas ceux de Lelouch dans leur rallye amoureux de veufs à Deauville, ouf) se rencontrent, brièvement, à la Lean, dupliquent (en replay) sans le consommer l’adultère de leurs conjoints respectifs, se retrouvent trois ou quatre ans après, sans s’être touchés, se croisent sans le savoir, une seule sonnerie de téléphone, une cloison à la con les sépare, un chuchotement de monastère à Angkor Wat perdu dans l’immensité des sphères et des ruines. Mais encore ? Quels liens les nouent à l’ombre boueuse – ce « corps de boue », conspuait sainte Thérèse en Espagne – de Vishnou ? Well, une « humeur à aimer », nous susurre le titre international (envoûtante cover de Bryan Ferry), un « temps des fleurs », rectifie le cantonais lyrique, poétique, période d’épanouissement (personnel) à deux, dans une pudeur et une chasteté auréolées (ou corsetées) d’un luxe de costumes et de lumières propre à enchanter le spectateur, sinon à mortellement l’ennuyer, à coup de ralentis gracieux, infinis. Un enfant finira par naître, cependant, coda ironique, énigmatique, à la romance peut-être pas autant immaculée, in fine, que la conception virginale dans l’imaginaire populaire, croyant ou athée, du reste (contre-sens sur la naissance et la pureté de la vie de Marie, bon, passons).


Au creux de la chambre 2046 (à défaut des cuisses graciles de Maggie Cheung), bientôt projetée dans le futur du dernier p(l)an du triptyque mélancolique, ascétique – pas un gramme de chair ne dépasse du cadre, rigueur bressonienne des coiffures, des postures, dans une chorégraphie d’autarcie inquiète à la Antonioni –, un mystère se noue, une élection (zéro Johnnie To) ne dit pas son nom, sur fond de nouilles, de mah-jong, de serial martial à écrire en tandem (tant d’aime à te taire, ma chère). Précédemment, loin de là, au Canada balisé par Ballard, des amants de l’instant, de la répétition, se lancent « à corps perdu » sur l’autoroute perdue (pas celle de David Lynch) et réfléchissent « à toute vitesse », au volant, au meilleur moyen de connaître la sortie de route suprême, qui les enverra dans le décor de mort d’un orgasme à plusieurs, partouze au levier de vitesse, au super, à la ceinture de sécurité volontiers moquée par un groupe en déroute, aux allures de secte scout éprise de plaisirs inconnus (division de la joie vers Auschwitz), de tatouages cicatriciels, de blessures érotisées. La prochaine fois, à la prochaine collision, ils y parviendront, assurément, emportés par la collusion excitante et frappante du fantasme et du réel, dans leur cohorte d’étreintes poignantes, drolatiques et glacées, gorgées de « liquide de refroidissement » pour anatomies, organes génitaux, cœurs et esprits surchauffés. Toronto ou HK, même combat, similaire cartographie d’une « carte de Tendre » dévastée, vaine, rajouterait T. S. Eliot. Règne de solitudes juxtaposées, d’excès d’abstinence ou de connivence, de promiscuité à distance, en déshérence. Immobiles ou en mouvement, ils cherchent l’âme sœur avec délicatesse ou fureur. Et toi, qu’attends-tu de tous leurs ébats, débats, bon débarras des bonnes mœurs, de la morale sociale, de la bienséance déprimante, mon fraternel et inamical lecteur (lectrice pas lisse) ?

Homo, mon ami(e)

Gore Vidal (scénariste d’appoint) voulait-il ? William Wyler (proche de Bette Davis) savait-il ? Qu’éprouve Stephen Boyd (pas encore épris de Jean Seberg selon Romain Gary, dédoublé transfuge littéraire) en serrant si fermement, étroitement, un Charlton Heston pas en reste, les deux mâles, molto (rococo) hollywoodiens, illuminés par des sourires un peu trop intenses pour figurer une simple amitié, même fervente ? Genre, tu vois, les « théoriciens du genre » s’échauffent et se touchent avec des faux airs de sainte-nitouche universitaire. On s’en contrefout, à vrai dire, de ce délire et de la grosse anguille sous roche ou de la cuti virée entre mecs dans le « placard de pellicule ». Deux hommes dans la ville au temps des empereurs de malheur(s), des Juifs déjà pourchassés, peuple (mal) « élu » pour le massacre à venir. Messala, ami d’enfance transformé dans la version de 2016 en frère adoptif, risible astuce (de prépuce coupé en alliance divine) visant à désamorcer l’ambiguïté de la situation, semble se ficher des traînées à ses pieds d’occupant, il paraît éprouver un doux, oh si doux tourment pour le prince de Judée sous peu désargenté, envoyé aux galères, cœur de pierre et battement de tambour en glas de non-retour, sa mère et sa sœur à visiter dans la vallée (de larmes) des lépreux. Auparavant, ne pouvant s’unir à lui, le « connaître », dirait la Bible experte en litotes, en euphémismes, il se fera déchirer (son intimité) par les roues acérées d’un char (d’assaut possiblement homo), lacéré en bon martyr à la saint Sébastien transpercé de flèches phalliques, thème repris de manière maniériste et transgenre par De Palma invité au bal du diable de Carrie (ah, pauvre de moi, pauvre Piper crucifiée aux ustensiles de cuisine par son ingrate et réglée de fille mécréante, adolescente).


Ainsi va la passion (majuscule en option) qui n’ose dire son nom, ainsi meurent les héros, les salauds, dont le drame consiste à ne pouvoir se déclarer, ni partager la flamme vive qui les dévore, creuse leurs traits d’un trouble attrait. Rock Hudson, dur comme le roc, profond comme l’Hudson, joue les jardiniers pour Douglas Sirk mais il ne rêve, qui sait, que (de queues en fleurs, dressées en hommage à sa vraie virilité à peine, à grand-peine dissimulée) d’étreintes de backrooms à la cruising for a bruising, de préférence en marcel moite à la Pacino (ou à la Mapplethorpe, fist-fucking inclus) retournant sa veste après le miroir trop miré, révélateur, de Friedkin. Des ors de la Rome sémite (et inversement, remember l’évocateur vocable « inverti » utilisé naguère, au temps d’un Gide amateur de gamins marocains, par exemple, pour désigner les « p’tites pédales », comme le chanta joliment Emmanuelle Seigner), le rosebud clitoridien de Welles (de Marion Davies, plutôt) peut bien faner sur sa luge glacée, les saisons (du plaisir en mode Mocky) passer puis trépasser, jusqu’à l’invasion domestique, familiale, d’un téléviseur, dans la maison de Jane Wyman esseulée, dans le conte de fées acidulé, le « cauchemar climatisé », tellement coloré, de l’exilé allemand pas dupe une seconde, durant un seul plan, de l’insupportable bonheur WASP aux USA que voilà. Tout se taisait alors, rien ne transparaissait (ou transpirait au sauna du résistant Louis de Funès) des amours purement masculines, sinon dans les colonnes doriques, priapiques, de la presse à scandale pas vraiment confidential. Depuis, le secret magnifique constitue une sacrée « niche » à fric, à « communauté », à public « ciblé », fascisme soft de « l’identité sexuelle » des cinéphiles. Le cinéma gay ? Un mythe, une réalité, une aberration, une conséquence logique de revendications légitimes et discutables (que pensent les enfants  du « mariage pour tous » ?). Anyway, une belle histoire d’amour, appréciable y compris par d’inguérissables hétéros, mon coco.  

Trans, bi et tutti quanti

Les hétéros se désolent, les homos les singent, tandis que les bi n’abolissent pas l’ambivalence, n’optent pas pour la dichotomie, font le choix de ne pas choisir, justement, avec ou sans justesse (paresse, puérilité, maugréent leurs opposants). Sous son lit d’agonie, la fausse blonde de San Francisco abrite un pic à glace outrageusement freudien pour infliger le dernier outrage du trépas à ses proies consentantes des deux sexes, condamnées par leur instinct (de chien) basique et lubrique. La « petite mort » (hardcore) de la romancière, de l’actrice dépourvue de petite culotte, valait bien un tollé de l’auditoire gay, auparavant ému par les méfaits du Buffalo Bill de Demme, sa série B de parvenu à propos d’agneaux silencieux taxée de sexisme, d’homophobie, de transphobie. Sharon Stone, SS hitchcockienne, fait tourner la tête et autre chose de Michael Douglas, fils de chiffonnier en étalon de masculinité batailleuse, hargneuse, charmeuse. Verhoeven, qui ne soupçonne pas qu’un soir de César consacrera son viol auto-reverse d’Isabelle Huppert, perverse pianiste virtuose dans la gamme du SM, se marre au plumard du foutoir. Pendant ce temps, à Los Angeles, en 2013, Carpenter fait s’envoyer en l’air, littéralement, Pam Grier, l’égérie sexy de la blaxploitation transmuée illico en Hershe Las Palmas, sorte de Herschell Gordon Lewis volant avec malice au-dessus des Wild Palms d’une Venice Beach dystopique (voix française masculine aimablement fournie en sus). Dans le sillage d’un après-midi canin, d’un braquage devant financer une opération disons en dessous de la ceinture (Pacino bis, ou bi, aussi, dirigé par Lumet, pas une « tapette »), il est minuit, docteur Schweitzer (il est mini, reformulera ce farceur de Dutronc en béton), dans le jardin du bien et du mal fréquenté par la faune forcément interlope de Savannah (l’État sudiste, pas la regrettée hardeuse suicidée), le film d’Eastwood comme un songe vintage certes moins gore que les frayeurs en chaleur de Fulci se souvenant de Lovecraft, un nectar languissant, vraiment charmant, à savourer entre un meurtre et une révélation (le Kevinou Spacey, really épicé, vit « à voile et à vapeur », voici).


Celle/celui qui tient le verre (de red wine célébré autrefois par UB40) s’appelle (nom de scène et d’ivresse de cru) The Lady Chablis et son charme androgyne (Vincent Mc Doom peut rapidement regagner le temple of doom indien de Spielberg) agit sur notre rétine et nos sens. Comment un type peut revêtir une telle grâce, pas totalement féminine, au-delà de la catégorie ? Parce qu’il s’agit, essentiellement, dans sa métamorphose in vivo (imago mundi de l’écran complice) de papillon (une pensée pour celui/celle de Cronenberg en automne délocalisé à Pékin) épinglé par le projecteur du grand directeur de la photographie Jack N. Green, d’une pure créature d’artifice à la vérité immanente, toujours sincère, du côté de la vie, de ses mille possibles irréductibles aux cases, aux impasses, aux témoignages rassurants de mauvaise foi. Plus qu’ailleurs, le corps et la voix se régénèrent au cinéma, et l’avatar de Virgile guidant le journaliste candide, « hétérocentré », au sein des méandres d’une ville édénique, infernale, incarne ceci, drag queen discrète, pas suspecte d’exagérer sa singularité, se contentant de la vivre vaillamment, rétive au militantisme, à l’instrumentalisation, au spectacle de la différence différenciée, assénée. Tel l’Anglais à New York tout sauf straight de Sting, l’homme né renaît femme, le temps d’une séance, d’une impermanence itérative, d’une boucle narrative et temporelle bercée par une chanson de Hoagy Carmichael & Johnny Mercer et le chant incomparable de k.d. lang (Canadienne homosexuelle fine puis mastoc de l’éternel été camusien). Contrairement à celui des anges (pas de télé-réalité, Dieu merci, enculés par Cocteau, oh oui), nul ne s’interroge sur le sexe des alouettes (la skylark en quête d’un pré plus vert des paroles), et alors, mon trésor ?

Oublions, s’il vous plaît, je vous prie, l’hypocrisie d’une journée sexuée estampillée internationale des droits, les inévitables inégalités salariales, la neutralisation de la langue (le monstrueux Ms anglais, la disparition administrative du « Mademoiselle » français, quarante ans de féminisme moderne pour en arriver là, à ça, à cette épuration lobbyiste du lexique à vous défiler la trique, vous assécher fissa l’utérus), l’imagerie mercantile, imbécile, les illusions empestées « à l’eau de rose », les bras enlacés à couper en cou de soleil à la Apollinaire, la « guerre des sexes » interminable, primordiale, archétypale, en aucun cas fatale ; au cinéma, hors de la salle, la sexualité, filmée ou non, persiste à nous définir, à nous fuir, à nous esquisser, à nous exciter, à nous interroger, à nous répondre, à nous perdre, à nous sauver. Pas de procès à lui faire, pas de fil à défaire, à l’exception d’une variation de celui du labyrinthe libre de contraintes, conducteur fragile vers l’Ariane ou le Thésée (Tirésias, pourquoi pas) de chacune et chacun, sans regret, remords, régression ou rancune. Rimbaud, sublime « canaille », adoubait une réinvention de l’amour – et si nous commencions par pénétrer en adultes l’éclairante obscurité de notre praxis du sexe, de notre ethos du sentiment, par conséquent de notre vision-rédaction du cinéma ?    
          

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