Il est difficile d’être un dieu : La Chair et le Sang
Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique,
retour sur le titre d’Alexeï Guerman.
Mûri puis tourné pendant plusieurs
années, le final cut finalement hérité par l’épouse-scénariste et le fils du
cinéaste décédé (remember Eyes
Wide Shut de Kubrick), arrivé après une version écrite par Jean-Claude
Carrière passée souverainement inaperçue, Il est difficile d’être un dieu
ennuya en Russie, ravit en Europe. On cita ici (aux USA plana l’ombre
démiurgique et shakespearienne de Welles), scolairement et paresseusement,
Tarkovski, Eisenstein, Klimov, Sokourov, Leviathan et My Joy, Gilliam,
Pasolini, Tarr ou Verhoeven, sans oublier bien sûr Bosch & Brueghel l’Ancien,
avec un soupçon de Gustave Doré relisant Dante, un zeste de Rabelais en
organique écho hexagonal. On se gargarisa des possibles parallèles avec les
dictatures soviétiques d’hier, avec l’autocratie selon Poutine aujourd’hui, on
se rendit ivre de la supposée trivialité, on se vautra délicieusement et par
procuration dans la « fange » de la « déliquescence »
infernale d’un « film-monde » « épuisant » aussitôt
propulsé – à l’instar des Terriens sur Arkanar ? – au rang de chef-d’œuvre
posthume. Tout ceci, bel et bon, ne saurait suffire ni rendre compte avec
exhaustivité d’une expérience singulière et spectaculaire, dont l’échec s’avère
plus intéressant que la réussite, à tout le moins riche d’enseignements
pédagogiques (pléonasme frisé) sur le cinéma et son au-delà – notez au passage
l’absence radicale de la moindre transcendance, soulignée par l’ironie fatiguée
du titre. Durant trois heures hors trois minutes, le spectateur se trouve
embarqué, comme on le dirait d’une caméra de reportage martial, dans un univers
médiéval, grotesque, circulaire, saisi dans un noir et blanc à la fois
granuleux et vaporeux (direction bicéphale de la photographie due au duo
Vladimir Ilin et Yuriy Klimenko).
Escorté par le commentaire
euphémistique d’une voix off
surplombante, Don Rumata (solide et pas roux Leonid Iarmolnik) déambule durant
une journée plus une nuit (réminiscence de la dilatation temporelle à l’œuvre
dans Ulysse
de James Joyce, autre amateur notoire de corporalité, de quotidienneté, entre
rasage et latrines), visite un pandémonium reconstitué en Tchéquie (extérieurs)
et à Moscou (intérieurs), adaptation apparemment très libre d’un roman
philosophique des frérots Strougatski (déjà requis pour Stalker, on s’en souvient
peut-être), paru dans les années 60, au temps de Brejnev, donc, et semble-t-il réflexion
prophétique sur ce que l’on dénomme désormais le « droit d’ingérence »,
voire le devoir. « Il n’y a pas eu de Renaissance » affirme
laconiquement le narrateur paraissant singer les commentateurs russophones des
films étrangers en streaming repeints
en cyrillique. En effet, souffrant d’un retard de « huit cents ans »,
la société de là-bas se voit mise au pas par un certain Don Reba et son armée
de Gris (les Noirs ne valent pas mieux). Massacre mémoriel d’intellectuels,
d’artistes, de scientifiques : l’observateur doit-il réagir ou se
contenter de sa neutralité extérieure ? La mort de sa compagne, la douce
Ari, au cou transpercé par une flèche, décidera pour lui, ange exterminateur in fine
retrouvé dans une flaque incapable de purifier le sang sur ses mains et peu
désireux de rejoindre ses congénères terrestres. Oui, difficile d’exercer sa
divinité, surtout sur un tel territoire braillard, paillard, hilare, composé de
boue, d’excréments, d’entrailles, délavé par la pluie, la brume, la nuit.
Après un plan comme perçu à travers
une lunette astronomique pointée sur ces repoussants et arriérés cousins
(consanguins, of course) des Sélénites de Méliès, Alexeï Guerman s’affranchit du
cadre (de l’alibi ?) de la SF, du filigrane de l’allégorie politique et
suit – nous fait suivre, par conséquent – son protagoniste englué dans le magma, engoncé dans de fluides et déliés
plans-séquences au plus près des corps, des visages, des objets. Nous voici en
plein Rosetta russe revu et corrigé par une troupe de happening, d’émules du Living Theatre
grimés en morts-vivants vivaces, loquaces et salaces. Le déploiement raisonné,
orchestré, théâtralisé de cette « folie » nationale, de cette « âme
slave » insaisissable, nous évoque personnellement le Boris Godounov de Żuławski,
certes délesté de sa puissance musicale moussorgskienne, de sa dimension outrageusement
méta (pas de perche ni de proscenium dans
le champ, mais une postsynchronisation généralisée participant de l’étrangeté,
de l’abstraction du métrage). La troupe, du reste, ne paraît guère prendre tout
cela au sérieux, et adresse à travers le « quatrième mur » de l’écran
des regards caméra drolatiques et complices, agite devant l’objectif des mains
voletantes ou un sabre dentelé. Si cet humour et cette distance, invisibles aux
yeux de la critique par ailleurs impuissante à les savourer même à Salò,
sauvent en partie l’ouvrage, le vaccinent contre la tentation de l’emphase, de
la pose, de la cosmogonie auteuriste, Il est difficile d’être un dieu
pèche cependant et justement par son rigide caractère aspirant, le dispositif
démontrant vite sa limite et la répétition des circonvolutions lassant la plus
volontaire des patiences (songeons aussi à l’arrogant, récent et risible The
Revenant, étalon cynique de cinéma dit immersif).
La démesure aux faux airs de boursouflure
n’attire jamais vraiment et les silhouettes en myriade s’époumonent et
gesticulent en vain, l’obstination à les côtoyer créant l’effet inverse de
désinvestissement affectif (a priori semblable tare de l’opus littéraire). Pareillement, les
éléments hystérisés, homogénéisés, nous laissent de marbre (tel l’homme de
Wajda) et à défaut de sentir le sang, le sperme et la merde (inodore y compris
chez Sade, osait Barthes), on renifle le décor, l’artifice, les canons à eau et
le colorant grandiloquent posé en enduit sur la face héraldique. À des
années-lumière de la mélancolie, du silence et du lyrisme tarkovskiens, le film lorgne davantage
vers la robuste errance narrative et picaresque de Taxi Blues, vu alors en
salle assorti d’une présentation francophone par le sympathique Pavel Lounguine
(son Un
nouveau Russe pouvait servir itou de sous-titre à cet article), du
ludique Manuscrit trouvé à Saragosse de Wojciech Has, contemporain du
bouquin des frangins, d’après Potocki. Rappelons en outre aux amnésiques et aux
émotifs qu’il ne suffit pas de contourner la narration (souvent éreintante dans
sa tradition intéressée, régressive) pour donner dans l’expérimentation, que le
plan-séquence ne débouche pas per se sur du « temps réel », même
s’il parvient, par essence, à capturer quelque chose de la durée subjective, et
que l’Enfer, bande de mécréants ou de damnés, peut aisément se situer dans un
milieu assaini, aseptisé, eugéniste (cf. American Psycho) et certainement
pas aux abords de l’Achéron au néon du Subway de Besson.
« En l’état », Il
est difficile d’être un dieu constitue un « testament »
rarement saisissant – les gibets humains ou animaliers de naguère relèvent de
l’accessoire d’antiquaire face aux innombrables et inventives atrocités
modernes, complaisamment retransmises au JT ou en ligne – et quasiment interminable,
pourtant équilibré par une générosité/prodigalité de chaque plan (la surcharge
graphique ferait presque passer l’esthétique baroque pour un modèle de
classicisme) et une saine modestie dans le grandiose « en circuit fermé »
de son eschatologie universelle, intemporelle. La filmographie de Guerman,
courte et renommée, célébrée à l’unisson à la Cinémathèque, reste à (re)découvrir,
même au moyen de cette porte massive et poussive, creuse et audacieuse, un peu
trop belle et pas assez cruelle.
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