Vesper : Elle


Promesses tenues, pari remporté…


On dénombre quatre réveils (le troisième suggéré par un cri) dans Vesper : Marge, femme en marge, recluse dans sa maison bourgeoise, dans son esprit répétitif, n’en finit pas de s’éveiller, avant de plonger, souriante, dans le grand sommeil sans rêves, dont nul ne revient, sinon dans le huis clos solitaire de la mémoire, mensongère et méta. L’étymologie, on le sait, confère une même origine grecque à fantôme et fantasme, associe lexicalement les images spectrales et mentales. Le cinéma, art funéraire et spectaculaire, nous tend par conséquent un miroir à la fois fantomatique et fantasmatique, une danse macabre démiurgique offerte à des participants vivants, pour l’instant (le temps de la projection, du visionnage), cependant promis à passer de l’autre côté, gisants immobiles et complices (voire masochistes) assistant à chaque séance à la répétition de leur dernière. Walter, menaçant Christian (prénom explicitement chrétien) d’un pistolet de polar sur la plage déserte, aussi grise et stérile que l’enfer de la culpabilité, le formule avec ses mots à lui, quand il souligne cette double nécessité de trépasser, de s’amuser (le cinématographe, jeu sérieux grandi dans un siècle de fer et de feu). La diégèse déploie ainsi, sur vingt-trois minutes (nombre sinistrement connoté chez William S. Burroughs ou Joel Schumacher), un jeu avec les apparences, les souffrances, les identités et les volontés. Vesper s’ouvre d’ailleurs sur une citation tronquée, non sourcée, du célèbre poème d’Alfred (Hitchcock) de Vigny, La Maison du berger (Les Destinées), éloge furieusement (ou risiblement, selon la sensibilité) romantique de la poésie insoumise, admiré par un René Char bien plus tard, dans lequel figurent ce vers nervalien, « La vie est double dans les flammes », ou le distique utilisé, « L'invisible est réel. Les âmes ont leur monde/Où sont accumulés d'impalpables trésors », boucle bouclée avec notre billet sur la bande-annonce, puisque « tout s’harmonise », dirait le Stephen King de 22/11/63.


L’or et les ténèbres baignent les deux premiers actes (hors l’épisode océanique), duelle alchimie graphique (beau boulot de l’éclectique Jean-Claude Aumont, fils de Jean-Pierre, à la direction de la photo) reconduite jusque dans les costumes et les chevelures. Marge, sorte d’Ange noir à la Jean-Claude Brisseau (Sylvie Vartan davantage aryenne que chabrolienne), erre entre quatre murs, entre des temporalités, des émotions opposées ; le récit audiovisuel (son ouaté d’un film feutré, épure sonore du mausolée « assiégé ») donne à ressentir son trouble, sa douce folie, à questionner la véracité de l’épiphanie naturelle, supposée réaliste, propre à cet art, y compris dans les fantaisies invraisemblables de l’imaginaire (vrais effets de Méliès, avant que le numérique ne vienne radicalement changer la donne), les plans ensorcelant le regard telles des caresses en mouvement (descente de marches, promenade des planches, instants tournés avec un avatar local, artisanal, du steadicam). L’ombre dédoublée de Roman Polanski (absolution plutôt que Répulsion) et de Luis Buñuel (belle de nuit à la place de Belle de jour) opacifie autant qu’elle éclaire ce beau portrait de femme ressassant son malheur chaque soir empoisonné – notez la polysémie latine, alcoolisée, astronomique et bondesque du titre –, jusqu’à succomber au conseil létal de son mauvais ange aérien, luciférien, badin et adultère, blessé dans son abandon, surcadré à l’intérieur (porte-fenêtre) et depuis l’extérieur (ultime panoramique droite-gauche vers son sourire méphistophélique en surplomb d’une fenêtre). Sous sa jolie panoplie de thriller, Vesper s’avère « en réalité », à nos yeux, en tout cas, un mélodrame maternel disons par procuration (tante meurtrière, mystère d’un escalier fatal), serti dans le linceul du fantastique à domicile (le motif figuratif et symbolique de la maison hantée représente toujours une psyché sujette à la hantise, havre-prison de revenants vengeurs).


Home (et homme, bien sûr) invasion, le court métrage équilibre la densité de son propos réflexif et la brièveté de sa durée, met en parallèle l’immensité de la voûte étoilée (générique de début en fondus) avec l’espace fermé de la maison (de la raison) malade (le film déploie en outre une géographie incertaine, la femme en fuite et le compagnon doué du don d’ubiquité en dialogue avec une Finlande photographiée, réduite à des astres, et un « monde idyllique » au parfum funèbre). Si David Lynch, via l’incipit et la coda de son satirique et bouleversant Elephant Man, relisait la voie lactée immortelle, encore maternelle (grand-mère d’adoption, alors), sudiste et biblique, de La Nuit du chasseur, Keyvan Sheikhalishahi fait s’épouser les étoiles en myriades affirmées exactes (club de spécialistes à l’appui) et la star (déchue) d’un psychodrame à usage interne, où la ventriloque au bord du tombeau anime elle-même les deux marionnettes masculines, le grand amant guttural et tendre (thé nocturne inclus, substitué au verre de lait de Soupçons), le neveu attentionné, sacrifié, en train de devenir aveugle (le réalisateur protéiforme cumule plusieurs postes essentiels, presque tous indiqués par le générique de fin), leur prête ses mots, ses souvenirs, ses tentatives itératives de remake, de rachat. Dans sa fugue psychogénique (sur une autoroute perdue, affirmerait l’auteur de Lost Highway), elle voudrait bien corriger la prise (et l’emprise, of course) du passé, refaire le home movie, remonter la scène et ressusciter les morts. L’épilogue, poignant et apaisé, désespérément serein, démontre qu’elle y parvient, à l’instar du narrateur énamouré, isolé, suicidaire et scopique, de L’Invention de Morel, vêtue d’une robe immaculée en contraste vif avec celle de deuil (ou de soirée) naguère arborée (Janet Leigh, dans Psychose, portait des sous-vêtements à dessein pareillement manichéens), les retrouvailles familiales s’effectuant dans la gaze d’une « réalité augmentée », immatérielle, transcendée par le trépas hors-champ (ce poids du songe à répétition rime itou avec The End de Guillaume Nicloux).


Laissons les cinéphiles épris de psychanalyse nous parler doctement de drame œdipien, de happy end aux allures de mariage incestueux, gentiment gérontophile, mentionnons au passage les passerelles entre Vesper et L’eau douce qui coule dans mes veines de Maxime Kermagoret, autre conte de renaissance et complémentaire peinture d’une figure féminine intériorisée par un homme cette fois uniquement derrière la caméra. Entourée par le solide et léger Götz Otto, par le courageux (narcissique ?) et impliqué KS, Agnès Godey ne démérite pas, loin de là. Dans sa maturité de femme et d’actrice polyvalente, à l’aise dans le rire et les larmes, à la TV ou en ligne, elle porte sur ses épaules dénudées, endeuillées (sur son visage éloquent, charmant) et emporte dans son sillage figé l’odyssée intérieure, preuve supplémentaire que l’énigme d’une personnalité, d’un talent, vaut bien celle d’une histoire, d’une allégorie, la seconde pouvant alors s’incarner dans la première, vivre grâce à elle, au moyen de la dentelle cruelle tressée par l’objectif autour de ses contours, de son « corps astral », pour ainsi dire (le cinéma, immanent, nous permet de contempler des spectres au présent). Œuvre glamour, morose, d’amour et de mort, le deuxième opus assurément maîtrisé de Mister Sheikhalishahi (merci pour sa confiance et sa générosité) prolonge le plaisir du trailer et constitue un aboutissement prometteur, en dépit, peut-être par timidité, d’un manque de lyrisme (la partition atmosphérique de Gréco Casadesus, jadis évangéliste musical du Jésus de Serge Moati, subi sur petit écran par votre serviteur en parfait athée, peine à nous inspirer, à nous pénétrer), au profit de la psychologie, du suspense des sentiments.


Le lecteur (la lectrice) régulier de notre blog pourra nous reprocher certains traits d’écriture, donc de caractère (trop littéraire, trop politique, trop intime, trop cinglant), mais pas la complaisance ni la flagornerie : quand nous (d)écrivons la réussite de Vesper, nous saluons à notre manière ceux qui font la « guerre » (formulait Samuel Fuller), ceux qui ne versent pas dans la nécrophilie, le recyclage, le cynisme, le fonctionnariat. À chacun ses penchants, ses moyens – que l’on filme ce que l’on écrit, que l’on écrive sur ce que d’autres filment, il s’agit en définitive d’une rencontre d’univers, de brillances abouchées d’étoiles (pas si) contraires, de trajectoires dans le ciel et le cœur. Je ne crois pas une nanoseconde à l’amitié numérique, au simulacre de sociabilité vantée par les réseaux estampillés sociaux, mais je me targue de savoir reconnaître la beauté (au « septième art » ou ailleurs), je me laisse guider (combien de temps encore ?) par le désir de la célébrer, de la partager (cf. mes profils FB, Instagram, Tumblr et Twitter), de la propager (une réponse individuelle, dérisoire et suprême, à toutes les formes nocives de « viralité » contemporaine, au cinéma et au-delà). Et si j’emploie un pronom personnel spéculaire et dissocié (écrire, surtout sur les images animées, équivaut à se reconnaître, à se fuir), le rôle du réalisateur-acteur m’autorise à le faire, petit « exercice profitable » (une pensée pour Les Contrebandiers de Moonfleet) de schizophrénie jolie, fertile (Vesper, film sur un double deuil impossible, se lit en enfance de l’art, en perle de hasard). On ignore où et à quel moment vous le découvrirez à votre tour ; on peut pourtant, dès aujourd’hui, en ce mercredi de sorties, vous le recommander, vous garantir, sans trop nous avancer, nous (vous) égarer, une agréable surprise, à l’unisson d’une nouvelle plurielle et sensuelle, un conte rapide, consistant, sur le cinéma et ses fantômes, sur le labyrinthe (d’Ariane à Marge, aller puis retour herméneutique) familier, presque sartrien, d’une conscience à la Hermann Hesse (Le Loup des steppes, allez).


Le Diable se loge dans le détail, professe-t-on en Asie. Avec son horloge (deux heures du matin, deux heures et quart) rituelle, son bouquet de roses funestes, son jeu d’échecs à la Bergman (Le Septième Sceau, parabole sur la Mort invaincue), sa sonnerie de porte fatidique, ses criaillements de mouettes lointaines, ses incongrus bosquets de lavande sur le seuil, son évier encombré en signe de laisser-aller, sa mer morte et sa courte course (hors le regard caméra) en réminiscence du célèbre dernier plan des Quatre Cent Coups, Vesper séduit également par le soin apporté aux accessoires, au climat sensoriel, à l’ensemble d’une tapisserie constellée de signes et de questions, d’élans vers l’idéal (même fatal) et de traces (discrètes) de trivialité. Terminons ce texte par un (triple) souhait, à défaut d’un projectile en passeport vers le bonheur de l’anéantissement bordé de blanc : que le valeureux Keyvan continue sur cette route surnaturelle et poétique, qu’il garde intacte son envie de raconter, de filmer, d’analyser, qu’il nous fasse part de ses travaux en solo ou à plusieurs (le cinéma, art singulier, au singulier, entreprise collective et lucrative) ; on lui promet de les regarder, de témoigner de sa planète à travers notre propre lunette (astronomique, évidemment). When You Wish Upon a Star, fredonnait autrefois le criquet de Disney…

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