Du sang pour Dracula : Le fond de l’air est rouge


Suite et fin – provisoire – en beauté « pieuse », plutôt en forme de pieu, élégante et terrassante, de l’horreur merveilleuse made in Morrissey… 


Même équipe, nouveau mythe, persistance dans le changement – relecture d’une fameuse maxime du Guépard, d’un célèbre slogan pompidolien : Du sang pour Dracula existe en soi mais s’enrichit, s’élargit, dans le miroir infidèle et matriciel de Chair pour Frankenstein. Le film s’ouvre d’ailleurs sur cet objet, qui reviendra ensuite, pour flatter le narcissisme machiste du valet marxiste, par une superbe scène mélancolique et méta. Le comte, toujours incarné, au plus près du corps en souffrance, en demande, par un Udo Kier impérial, amaigri, terrible et fragile, antique et puéril, capable de faire vivre à sa mémorable façon deux figures majeures de l’imagerie fantastico-horrifique, un exploit encore assez peu souligné, célébré, se maquille et se teint les cheveux, pauvre vieillard malade sur le point de disparaître, déjà disparu, en vérité, comme le révèle la glace vide découverte en court travelling, la caméra abandonnant un temps le visage endeuillé, fardé, afin d’identifier une absence spéculaire. Morrissey, avec ce plan-séquence et le bref mouvement à la suite, bien épaulé par le clair-obscur de Luigi Kuveiller et le beau thème attristé de Claudio Gizzi, reprend un lieu commun de la mythologie, un accessoire de farces et attrapes et le transforme en motif existentiel, en épiphanie contradictoire de tragédie. Nous voici, avec un peu d’avance, chez Anne Rice, dans le spleen incurable, le vague à l’âme vraiment dévorant de son chef-d’œuvre littéraire et sensuel, Entretien avec un vampire ; nous voilà à l’unisson de la déréliction démontrée bientôt par le Romero de Martin. Oui, les immortels meurent aussi, les empires prennent fin, les sociétés mutent et tuent littéralement leur passé. Film fin de siècle, funèbre et funéraire – ah, ces fleurs séchées et ces oiseaux empaillés qu’il voudrait emporter dans son périple italien –, Du sang pour Dracula nous invite à une cérémonie mortuaire, à un crépuscule alangui, à une extinction de saison.



Il s’agit d’une œuvre d’exil, de la chronique poétique et politique d’une mort annoncée. Nous savons, dès l’ouverture en rime avec la coda des Liaisons dangereuses de Stephen Frears, quand Glenn Close défait son masque social, la comédie stratégique des sentiments achevée dans le sang, dans la neige, que la légende roumaine ne survivra pas à son voyage au bout de la nuit, à son tourisme intéressé, nécessaire, vital, dans une Toscane automnale, cristallisée dans le huis clos d’un palais florentin – la vraie villa Parisi appartenant à des particuliers – lui-même en état pitoyable, rongé par l’humidité, par le matérialisme, par l’époque. Au début des années 20, les filles en fleurs de la famille Di Fiore ne portent pas des coupes des cheveux à la garçonne, leurs chevelures préraphaélites, aussi auburn que les murs et l’humeur, couvrent à peine leurs épaules, leur nudité gracile offerte en pâture au serviteur outrageusement communiste, leur réservant quelques outrages – un viol interrompu, un second « salvateur » assorti d’une défloration de mineure, deux ou trois gifles et une fellation pour faire taire l’impudente consentante –, petit coq et futur maître de la maisonnée, surtout en l’absence du propriétaire endetté, amateur dangereux de jeux d’argent anglais (savoureux et spectral Vittorio De Sica, décédé l’année de la sortie, se délectant de trois syllabes DRA, CU, LA, qui plongeaient déjà, au siècle dernier, un Oscar Wilde dans une extase lexicale). Alors que Joe Dallesandro, sans une once de sourire, interprétait dans Chair pour Frankenstein l’élan vital, la fidélité amicale – et plus si affinités masculines –, il se borne ici à jouer les prolétaires d’opérette, les queutards insultants et bandants – ou mouillants – se servant des fausses vierges selon son bon plaisir, se moquant de leur ignorance d’une révolution en Russie, se contrefoutant de leurs désirs, de leurs émotions, de leurs aspirations.



Entre deux sermons fripons, il dresse son cheptel fesses nues, à l’ombre de la faucille et du marteau peints sur la paroi de la chambre à coucher, le lit de plaisir et de supplice – oh, la joie du mélange des classes – au fond du cadre, une table de victuailles en amorce, tandis que Dracula se lamente de la cuisine à l’huile, de la viande immangeable, réclame un régime végétarien sans ail, of course. Manger, baiser, pérorer au sujet des travailleurs exploités, vampirisés, accessoirement, dans un instant émouvant, dépasser les frontières imposées, se regarder en tant qu’êtres humains égaux – ou presque, puisque le seigneur assigné à saigner ne peut rivaliser avec l’étalon vigoureux et vachard –, mis à nu, dépourvus des étiquettes, des rôles sociaux, des positions à conforter ou renverser.  Le comte se tord à terre, dévoré de l’intérieur par sa faim inassouvie, et le valet sculptural le regarde avec pitié, sinon compassion, voit en lui, enfin, un corps qui agonise, et pourrait être aidé, secouru. Rencontre et accord éphémères, pourtant, puisque le mort-vivant à peine vif se relève, se redresse, regagne difficilement le havre de son cercueil transporté depuis les Carpates sur le toit de son corbillard sur roues, conduit par un majordome irréprochable, inflexible, décrétant que la survie passe par le départ – Gizzi anticipe le Bregović de Kusturica. Arno Juerging prête au personnage ses rigolards traits de cire, composant après l’inoubliable Otto un Anton réversible, en situation de pouvoir, amoureux du saigneur et s’amusant même à mimer, attablé dans une auberge, les faits et gestes d’un Polanski avec moustache et béret de paysan, voisin de tournage – le réflexif Quoi ? – venu s’encanailler à cette variation sur les buveurs de sang décuplant la dimension ludique et tragique de son propre Bal des vampires.



Sharon Tate, si regrettée, victime de meurtriers affreusement réels, se voit remplacée par un aimable gynécée, une sorte de version perverse, saphique et incestueuse – encore un écho de Chair pour Frankenstein – des Quatre Filles du docteur March, un aréopage, pas si sage, de déesses éprises du page, finissant au page, se mettant à la page avec la bénédiction paternelle et contre les récriminations de la maîtresse de maison, friquée désargentée portée sur les recettes de cuisine et la nostalgie jardinière – retenez aussitôt les noms de Dominique Darel, morte prématurément dans un accident d’auto, de Stefania Casini, vue chez Argento, Bertolucci, Ferreri, Greenaway, de Silvia Dionisio, un temps Madame Deodato et playmate à la carrière hétéroclite. Le potager à l’abandon, le lustre enfui, la culture incapable de caser l’aînée, l’éducation à faire de la cadette gentiment détestée par ses sœurs plus âgées, on se console comme on peut, on accueille comme une promesse de remise à flot ce curieux étranger en quête de virginité. Le clan, au demeurant raciste et dévergondé, y voit une chance financière, la possibilité d’un mariage de raison et de regain. Bien sûr, rien de tout cela n’arrivera. Morrissey, idée triviale et géniale, qui rappelle un peu le clitoris buccal de Gorge profonde, un film qu’il ne vit pas, qu’il se foutait – sans jeu de mots – bien de voir, déchire l’hymen des pucelles et condamne le comte à d’éprouvantes séances de vomissement, de corps cassé, voûté sur une baignoire ou un bidet immaculés. Non seulement cet homme « de droite » réalisa des films « de gauche », amoureux de l’ordre magnifiant des marginaux fraternels, classique attiré par le baroque, mais en outre il sut brillamment saisir le malheur et la joie de posséder un corps, d’être inséparable de lui, de connaître grâce à lui le ravissement d’une miche de pain imbibée de sang pubère – grand moment affolant et excellence du jeu de Kier – et les affres d’une aura verdâtre – le visage de l’acteur se couvre d’un voile glauque, réminiscence incongrue de la Judy de Hitchcock dans Sueurs froides, autre histoire de morts-vivants suicidaires et scopiques.



Paul Morrissey, ne craignons pas de l’affirmer, se place au côté d’un John Cassavetes dans ce talent à capturer l’essence dédoublée de la condition physique, donc humaine, à donner à voir, ressentir dans sa chair de spectateur, le poids de la chair destinée à mourir, les mille courants qui la parcourent, son vorace appétit et sa délicatesse indue, admirablement servis, certes, par des acteurs – ou une actrice, Gena Rowlands, en l’occurrence – d’exception, et cette fois sans l’apport de Ponti, avec Yanne en renfort. Le comte pathétique, christique, irritable, sentimental, diurne et drogué, se déplaçant en fauteuil roulant à courte focale, finira amputé des deux bras et d’une jambe par son antipathique ennemi de classe, ce dernier se servant d’une hache brisée en guise de pieu, sur lequel viendra s’empaler, en geste follement romantique et délicieusement sexuel, l’amante la plus grande – par les années, par l’intelligence, par la solitude et la sensibilité –, dans sa robe blanche immaculée, dans son hystérie de tragédienne – Milena Vukotic, aperçue chez Fellini, Buñuel, Tarkovski, Beineix et Ōshima, fait des merveilles en mineur. Il ne servit à rien d’abandonner sa sœur enterrée dans la crypte en compagnie des ancêtres endormis pour l’éternité, ses livres et ses terres, de migrer dans l’espoir de dégoter en territoire catholique et aristocratique un cou et un ventre purs à partir desquels continuer une lignée, dans le souvenir de l’aimée dérobée – dans Chair pour Frankenstein, le baron voulait rompre avec l’humanité ; ici, le vampire ne désire que prolonger un peu une généalogie sur le point de s’éteindre dans les ténèbres embrasées du nouveau siècle. Au cœur du château eugéniste, le scientifique atteint d’hubris entendait redéfinir la race et l’espèce, se créer à bon compte une petite armée d’idolâtres consanguins.



Dans les ombres et le caveau – la demeure enténébrée filmée en tombeau, en prison de sperme et de sang – de la piaule patricienne, Dracula se retrouve pris au piège de son corps, de son rêve ridicule, de son exigence démente, à contretemps et contre-courant. Les tenants d’une lecture réactionnaire de Du sang pour Dracula pourront y lire la preuve supplémentaire du reniement de l’auteur, de ses contradictions, en tout cas, le chantre des freaks insipides du livide Warhol – notez la présence distinguée, poignardée, assassine et maternelle de Maxime McKendry, l’une des familières du sérail de l’artiste arty – devenu un vilain conservateur au teint républicain, le contempteur de la « déliquescence morale » des seventies, mais le film, une fois encore, à l’instar de Chair pour Frankenstein, « dit » autre chose, montre une avérée tendresse, se garde bien de condamner les aristocrates déchus et les parvenus improvisés – le dernier plan, nanti d’un portée brechtienne en écho à son homologue dans le titre précédent, surcadre le valet monté en grade refermant la porte de son acquisition ensanglantée, à lui les femelles, la bouffe et l’attente oisive des « lendemains qui chantent ». Morrissey, vrai réalisateur, doté d’une vison et d’un discours, d’un imaginaire dense et drôle, d’un cortège de caractères et non d’un chapelet d’idées affichées – misère du cinéma dit engagé, pas même fichu de laisser respirer les êtres, les choses et les situations, qu’il instrumentalise selon ses desseins propagandistes –, nous émeut et nous trouble, nous ravit avec la sensualité de ses actrices et nous interroge avec le portrait empathique de son acteur en train de mourir sous nos yeux, c’est-à-dire d’expliciter à la fois l’impact de la caméra, machine à faire mourir, à enregistrer une disparition en direct, et les puissances ésotériques, métaphysiques, d’un art naturellement nécrologique, suscitant par conséquent les vocations et les passions nécrophiles.



On sait que Poe, à l’origine, voulait dans ses contes se moquer des excès déraisonnés du roman noir – celui, disons, d’Ann Radcliffe et de Matthew Gregory Lewis, pas les polars du vingtième siècle – mais que ses textes, comme pourvus de leur propre volonté indocile, se lisent désormais en parangons d’effroi et de morbidité, l’ironie de l’effet boomerang occultant leur saveur souvent drolatique. Pareillement, le cinéma de Paul Morrissey, particulièrement ce diptyque majeur, édifie un univers de tensions, d’élans opposés, où l’on sourit, où l’on sent sa gorge serrée, où l’horreur et la corporalité – pléonasme pragmatique frisant le puritanisme – épousent et copulent avec la beauté – saluons rapidement le soin de chaque plan, de chaque décor, de chaque costume, de chaque expression expressive –, où les homme meurent, où les femmes périssent, où les épilogues s’apparentent à de grands jeux de massacre poignants et cependant distanciés. Contrairement à un Shyamalan, Morrissey ne joue pas au petit malin, ne surplombe pas des fictions exsangues, des virées dans un train fantôme pour universitaire, avec le mépris et l’arrogance d’un dieu démiurgique souhaitant nous infliger une réflexion sur les mécanismes de la peur, et non la monstration subjective, suggestive, directe, abjecte, de la peur elle-même – celle-ci réduite, hélas, en sens inverse, à un carburant de camelote contemporaine torchée par des analphabètes et des épiciers biberonnés au fascisme en filigrane et à la supposée neutralité de la vidéo-surveillance ou du found footage – comme le X, l’horreur majoritaire d’aujourd’hui confond véracité et vérité, « coefficient de réalité » et authenticité.



Chair pour Frankenstein et Du sang pour Dracula, avec leur mélancolie foncière, désespérée, leurs climax d’orgasme et de trépas, « petite mort » enculée par la grande, ou réciproquement, leur beau souci adulte du corps et de l’âme, de l’identité, de la survie, avec leur analyse radicale et outrancière des rapports de sujétion, d’exploitation, de réification, à l’œuvre au quotidien dans nos sociétés occidentales – et donc dans leurs arts – depuis, allez, cinquante ans, depuis l’avènement d’un consumérisme globalisé perçu et récusé en simultané par les Pasolini, Romero, De Palma, Carpenter et consorts, constituent un précieux doublé collectif et singulier, le témoignage vivace, encore valide et stimulant actuellement, d’un artiste qui sut dépeindre son époque et se mirer lui-même, avec recul, courage et complexité, au miroir fictionnel et autobiographique de fables traditionnelles et relativistes, peuplées d’âmes damnées, en peine, profondément humaines, jusque dans leurs crimes impardonnables et leurs folies conditionnées ou métaphoriques d’un cadre historique et générationnel itou pathologique. Il convient donc d’y lire, débarrassé des filtres scolaires, paresseux, partiels et partiaux, deux films sur et avec la politique des corps et le corps politique – nul hasard si Du sang pour Dracula fait parfois penser à Tinto Brass, particulièrement celui de La Clé, parabole sexuelle et mussolinienne, s’il paraît annoncer, pour s’en gausser, le 1900 de Bertolucci, cinéaste à raison jugé creux et prétentieux par notre auteur –, l’utopie de la dictature, brune ou rouge, et le réalisme de la chair, du sang, de l’échec des rapports humains à réinventer, à reformuler, pourquoi pas par le biais d’un vocabulaire spectaculaire emprunté au « genre » horrifique, car il permet, grâce à sa plasticité allégorique et organique, d’atteindre une justesse et une grandeur – privilège auquel se hisse de manière éphémère, presque malgré elle, la pornographie, sa meilleure ennemie – rarement reconnues dans l’auteurisme confortable, parmi les provocateurs professionnels ou les clowns sinistres du « divertissement sans prétention », les curés de l’humanisme façon Benetton.

Pour tout ce qui précède, pour tout ce qu’il reste à redécouvrir d’une filmographie, concluons ce double article en invitant vite la lectrice et le lecteur pourvus d’un œil, d’un cœur, d’un sexe et d’un cerveau à pénétrer dans l’enfer familier, revisité, de ce diptyque à la croisée des cultures, des ères, des héritages (Whale ou Visconti, évidemment), des idéologies, des biographies. Chair pour Frankenstein et Du sang pour Dracula continuent à respirer, à nous inspirer, à nous apprendre comment expirer – ou non – et en cela, ils s’avèrent foutrement vivants et horriblement touchants – à visionner vivement, donc.         
                                     

Commentaires

  1. Superbe double programme... toujours eu une préférence pour son Dracula, quelque part moins satisfaisant que Frankenstein, mais plus mélancolique, plus halluciné encore, plus minérale (Udo Kier si beau), et surtout qui contient une scènes les plus grotesquo-déchirante de l'histoire du cinéma, celle où le vampire en est à lécher du sang menstruel sur le carrelage... Sublime.

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    1. Moins frénétique, disons ; oui, un repas protéiné, probablement, pris sous le regard de sa virginale soupirante, en présage des mésaventures de la rouge Carrie White, autre fille impossible à marier ; j'espère aussi que vous sûtes apprécier à sa juste valeur mon clin d’œil à votre cher Chris Marker...

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