Les Ragazzi : Les Garçons sauvages


Marcher du côté sauvage (de la ville, de la vie), recommandait Lou Reed (et Nelson Algren) : ne craignons pas d’y rejoindre Pasolini, cet opus introductif en passeport précieux…


Lost in a Roman wilderness of pain
And all the children are insane
All the children are insane
Waiting for the summer rain

Jim Morrison, The End

Le Frisé (Ricetto, en VO, pas ricotta), petit enfant de putain, avec tes bouclettes à la Ninetto Davoli (amant, acteur) et ton lexique à la Sergio Citti (peintre en bâtiment, futur réalisateur, ami, voisin, « dictionnaire vivant » de l’écrivain), avec ton pantalon serré, avec ton passé absent, comme aboli, puisque tu vis dans l’instant, orphelin sans pain et créature existentialiste ou néo-réaliste (voire ultra), premier communiant adolescent aux allures de prostitué roué, on te suit dans la banlieue romaine du romanesco (argot un peu vieillot de la traduction de Claude Henry en 1958, moins fidèle que la nouvelle signée Jean-Paul Manganaro, tant les langues « périphériques », « marqueurs » identitaires, communautaires, donc leurs « locuteurs », vieillissent vite et disparaissent définitivement, surtout dans un pays de dialectes, à l’unité nationale récente, sous la « novlangue » capitaliste/consumériste de l’après-guerre, plus tard durant le « miracle économique » des années 60 : le sujet implicite du livre, celui-ci en témoignage, hommage, compagnonnage assumé), au plein cœur blessé, blessant, de cette zone interdite, infernale, nocturne, rurale, autour de la ville dite éternelle (piazza di Spagna, tu arnaques gentiment les touristes, avec le sourire et un jeu de cartes).

Soleil noir, esclave libre, représentant malgré toi du lumpenprolétariat (tu ne symbolises rien, tu respires entre les pages du bouquiniste, dans la chaleur écrasante, « africaine », suréclairée, du Ténèbres d’Argento), tu parcours des kilomètres à pied, en charrette, en tram, tu voles un sac à main, du métal (plaques d’égout) et le refourgues à d’autres arnaqueurs, flanqué de tes confrères de misère, réduits à des surnoms (le patronyme, la lignée, luxes aristocratiques, même si Visconti, « comte rouge » aux premiers héros prolos, prit soin, élégamment, d’abréger le sien, d’omettre son titre de noblesse), des silhouettes enfantines à la banale « laideur » de pauvres (la « beauté », les manières de l’entretenir, appartiennent également aux riches), saisies de l’intérieur, en leur compagnie, au moyen de leurs mots, de leurs gestes, de leur Weltanschuung dépourvue d’horizon (sinon sentimental, cf. l’épisode drolatique des trois filles du chapardeur de choux-fleurs), par un poète nordiste déclassé, au chômage, non un observateur au zoo (ah, nos propres ceintures urbaines cartographiées à charge par des journalistes extérieurs, des « enquêteurs » racoleurs, ripolinées par des associations bien-pensantes, alibis de la « paix sociale », dépeintes avec cynisme par quelques rappeurs puérils, en variante financièrement intéressée de « l’économie parallèle »).

Découvrir le premier roman (publié, au succès de scandale) de Pier Paolo Pasolini aujourd’hui, que certains inscrivent dans la tradition courte et picaresque de Boccace (sa transposition joviale et triviale du Décaméron date de 1971), alors que nous préférons y voir un compagnon esthétique (quasi métaphysique) du cinéma de Cassavetes, pas de début, pas de fin, pas de « grand récit » édifiant (malgré la pieuse défense d’un ami à coup de piété, quand l’ouvrage se vit poursuivi en justice pour obscénité, à sa parution en 1955, après cinq ans de labeur, l’auteur alors âgé de trente-trois ans « christiques »), pas de transcendance narrative ou religieuse, au profit de la chronique (d’une mort annoncée, celle, par exemple, d’un gosse sur un lit d’hôpital, selon une pietà en présence de la mamma en larmes et des copains écrasés, rendus muets, par le chagrin, morceau de bravoure mélodramatique délivré avec une sécheresse rageuse rappelant, bien sûr, les mésaventures d’Anna Magnani, mère et louve romaine, cependant éloignée de Fellini) elliptique, laïque, éthique (une évidente tendresse, aucun voyeurisme, dans ces esquisses crûment pudiques), au fil coupant des jours d’un incessant été (hors l’ombre de la prison, où la société hypocrite t’envoie pour t’apprendre la vie (« la morale »), ragazzo di vita, garçon de « mauvaise vie » auréolé de candeur, liminaire sauveur d’oiseau), revient à pénétrer dans un territoire éminemment politique – décrire cette réalité aux portes de la cité (« ouverte » chez Rossellini), la donner à lire dans son « imitation linguistique », la jeter à la face du lecteur, telle cette rivière sale dans laquelle barbotent les gosses en contrebas de l’usine d’eau de Javel, « pieuvre » pas mafieuse (quoique), constitue de facto un acte « citoyen », irrécupérable par la bonne conscience de droite ou de gauche (irritation-collusion de la Démocratie chrétienne et du Parti communiste italien).




Virgile guidait Dante à la recherche de sa Béatrice (bref exergue du chapitre VI), Pier Paolo épouse les pas d’un détrousseur d’aveugle, flatus vocis (dixit l’essayiste) pas spécialement « aux semelles de vent » (Rimbaud, météore homo, déréglé, « encrapulé », marchand d’armes africain amputé dans un établissement marseillais, possédant sa dérisoire statue honorifique dans sa Charleville-Mézières natale), fiché là dans le présent itératif de l’enfer sous-prolétaire, dans un immense terrain vague à ciel ouvert (celui longeant la plage d’Ostie, arpenté en vespa par Moretti dans Journal intime, attendra vingt ans le démembrement du contemporain vraiment capital, Osiris possiblement écrasé, défiguré, par sa putain mineure au masculin et au volant, « à moins que », supputent les complotistes, un temps menés par la complice Laura Betti), volontiers ignoré de tout le monde ou presque (cela gêna, davantage que le langage ou les situations explicites, sordides, cette réalité ressentie, lucide, énamourée, prise dans le prisme d’une prose sensuelle et impitoyable, à l’opposé déterminé, parfois biaisé, arbitraire plutôt que documentaire dans sa décomposition épidémique, sa déréliction généralisée, de tous les dépliants touristiques rattachés à la capitale, dont le féerique Vacances romaines de Wyler, certes), terreau noir, crasseux, en construction, à l’abandon, de souriante désespérance (écoutez-les rire, assistez à leurs jeux parfois cruels, à l’instar du gamin napolitain, à la voix bouleversante dans ses chansonnettes contraintes, accroché à un bûcher amateur).     

Le pandémonium profane (méconnaissable dans le synopsis des Garçons de Bolognini), pas pire qu’un autre, à bien y réfléchir (disons bidonville brésilien ou indien), à y vivre dans des conditions pourtant intolérables, plus fréquentable, en tout cas, que certains beaux quartiers glacés, pourris sur pied dans leur antiquité, s’étend du « Ferro-Bedon », usine (inexistante, apparemment, dans une « vraie » topographie) de fer et de béton, à l’intitulé français déformé par l’acclimatation langagière, vaste marché quelque part entre le débarras et la cour des Miracles, avec ses Allemands incongrus, reliquat du conflit mondial, à la verdoyante et obscure Villa Borghèse, des bords pollués, mortels, de l’Aniene, au groupe scolaire Franceschi, terminus de populations réfugiées, promis à s’effondrer sur elles (Adèle, la génitrice du Frisé, ne se relèvera pas), triangle des Bermudes transalpin, agrégation de solitudes, pas seulement masculines, peuplés par le colosse Amerigo, amateur compulsif de passe (le jeu, pas le sexe), Nadia et l’Elina, felliniennes catins de cabine de bain surchauffée, asphyxiante, de « cube éclairé » au sein de la désolation banlieusarde (Cabiria, te revoilà), des travailleurs probablement sous-payés (leur honnêteté négligée), un « vieux pédoque » dragué intra-muros, en bordure de Tibre, puis conduit à une grotte excentrée (tous ces passages sexuels tenus « hors-champ », laissés à l’imagination dégueulasse des censeurs), par une mère poignardée (pas avec gravité, suppose-t-on) par son « sauvageon » à bout de nerfs, par sa fille (et sœur) juvénile, enceinte et au désespoir dans l’injurieux couloir.

Là-bas, au bout de la rue, dans une insupportable proximité, où se vole une appétissante tranche de gruyère, où s’esclaffe mécaniquement, poupée cassée en deux, une « travailleuse du sexe » sicilienne, constatant au bordel une éjaculation précoce, où se déroule cruellement une noyade, en présage du plongeon inaugural, de mauvais augure, ouvrant Accattone (1961), avec Franco Citti, le frère de Sergio, dans la peau d’un « Christ à cran d’arrêt » (dirait Buñuel) désigné par son surnom de mendicité, les travellings épousant l’errance, la caméra de Pasolini, après sa plume (ou sa machine à écrire), « tout contre les personnages », cette fois-là, au contact de Bach, fournisseur régulier, « mathématique », d’un sens de la tragédie, d’une religiosité pas encore picturale, en parallèle avec de sismiques manœuvres militaires (absentes de Salò ou les 120 Journées de Sodome, testament involontaire sur la coercition armée, en chemise noire, libérale, libidineuse ; dans Fellini Roma, des escadrons de motards envahissaient l’épilogue) et la fille de l’usine faisant ses vitres, espionnée entre les roseaux, la Camarde (titre de l’ultime segment) promue deus ex machina de cette boucle bouclée, inversée, avec le commencement, l’hirondelle sauvée rendue dérisoire par le « meilleur ami » du Frisé sombrant dans la colère du torrent, sous ses yeux humides et impuissants (Lawrence d’Arabie peint par David Lean secourait lui aussi, vainement, un adolescent), loin des cris paniques des frères, des aboiements fidèles du petit chien blanc au faux cocard.


Pasolini cite Tolstoï (« Le peuple est un grand sauvage au sein de la société ») et s’inscrit dans un puissant sillage, celui de Sciuscià (1946, en écho à l’incipit du  chapitre II : « Été 1946 »), Allemagne année zéro (1948), Los olvidados (1951), trois morts d’enfants filmées, trois outrages (avant De Palma), tel un sacrifice symbolique, mythologique, ou la réactualisation métaphorique des crimes de l’ogre fasciste ; il ne dénonce pas, au-delà de ses dires (« dénonciation, organisation interne de la structure narrative selon une idéologie marxiste, lumière interne », « la littérature vient à la rescousse de l’action, est édifiante »), ne dévoile pas les rouages imbriqués d’un mécanisme inique d’exclusion, de mise au ban, de criminalisation ; il ne donne pas dans la sociologie, le fait divers (reconstitué, mode actuelle déjà passée), le pathos hagiographique de la légende ombrée (à défaut de dorée), il n’écrit pas pour des chapelles, des partis, des électeurs, des exégètes, des « communautés » (LGBT) ; sa clairvoyance, son indépendance, préfèrent louer le « paganisme », le « vitalisme pur », le « monde moral préhistorique » survivant chez ces ragazzi de mort et de vie, « en dépit du bombardement idéologique très intense, du « panem et circenses » de la bourgeoisie démochrétienne et américanisante », qui « n’a pas encore touché chez eux, sinon génériquement, les problèmes du sexe », l’amènent à conclure, avec une tristesse républicaine, que « L’optimisme, l’espérance aprioriste, sont toujours des données artificielles : je sais bien que la Liberté et que la Justice ne signifient pas le bonheur de la plénitude morale : et ce serait un mensonge que de promettre cette dernière comme un corollaire, comme un résultat mécanique de la mutation de la structure. »

Dans son avatar 10/18, inséré dans la série Domaine étranger, Les Ragazzi se prolonge en double « appendice » transcrit par Gérard-Georges Lemaire, relais français (avec Philippe Mikriammos et Sylvie Durastanti) des Wild Boys apocalyptiques, drolatiques et priapiques de William S. Burroughs (adaptation lacunaire, paraît-il, de Claude Pélieu et Mary Beach, toujours chez Christian Bourgois) : La méthode de travail, paru dans Città aperta (Rossellini, bis), numéros 7-8, avril-mai 1958, et Les Locuteurs (rédaction en 1948, publication dans la prestigieuse revue Botteghe Oscure en 1951, cahier VIII), pépites, analytique et poétique, illuminant rétrospectivement (et en « retour vers le futur ») le corpus (delicti, délicieux) central, auxquelles nous puisons une poignée de (belles) citations : « mon réalisme, je le considère comme un acte d’amour (…), contre l’esthétisme du vingtième siècle intimiste et para-religieux (…), une prise de position politique contre la bourgeoisie fasciste et démochrétienne qui en a été le foyer et le fonds culturels », « Aujourd’hui, les deux composantes de mon inspiration, celle qui est sensuelle et stylistique et celle qu’on pourrait dire naturaliste et documentaire, avec un arrière-plan politique, sont, je crois, j’espère, mieux équilibrées », « Dans cette joie immédiate, qu’il recherchait de fête en fête, de jeunesse en jeunesse, persistait cependant toujours un fond d’angoisse, une traître sensation de ne pouvoir jamais atteindre le centre de cette vie, tellement attirante et enviable, qui se déroulait au cœur de tous ces villages. »

Les Locuteurs, évocation linguistique (« ma candide passion »), érotique, nostalgique de sa Casarsa frioulane, de Pordenone tamisée par Hölderlin, nous ramène à Proust et à son Noms de pays : le nom, partie (injustement) peu étudiée de Du côté de chez Swann, rêverie sur Balbec et Venise à partir d’horaires de trains (à l’instar du jeune Hitchcock), et substitue à la madeleine une tache d’humidité sur le mur d’une maison voisine, suggérant un ours ou un poisson pour le marmot de six ans, alors que Pasolini, grandi, s’en va courir à bicyclette la campagne édénique et mélancolique, garnie d’autres garçons dotés, eux, de prénoms (Stefano, Pieri, Armido), le tout dans un glissement caressant de l’autobiographie vers la fiction (sentimentale), première ébauche du Rêve d’une chose (possible définition de la littérature) inédit à l’heure des Ragazzi, le fragment clos sur un adieu (à l’adolescence, à la romance) et la promesse (poignante, de celles que l’on ne tient pas) d’un retour l’été prochain ; s’y lit en outre cette phrase synthétique, à propos des parents de Stefano, l’étranger riche de trésors lexicaux, qui pourrait servir d’épitaphe à l’ode tendre et violente étudiée par nos soins (assez peu pasoliniens) straight, cinéphiles et littéraires : « leur pauvre légende et leur déclin ignorant » – oui, il faut urgemment (re)lire ce grand petit livre, et revenir avec reconnaissance, fraternité, vers la lumière noire, redoutable et accueillante, de Pier Paolo Pasolini. 

Commentaires

  1. Très intéressant, merci beaucoup !

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    Réponses
    1. "I ragazzi giù nel campo
      Non si curano del tempo
      Ma si buttano dentro i fiumi
      Per pescare la croce premio

      I ragazzi giù nel campo
      Dan la caccia ad un pazzo
      Poi lo strozzano con le mani
      E lo bruciano in riva al mare.

      Vieni figlia della Luna
      Della stella mattutina
      Che regala a questi ragazzi
      Le carezze del gran cielo!

      I ragazzi giù nel campo
      Dan la caccia ai borghesi
      Tagliano a pezzi
      A pezzi le teste
      Dei nemici e dei fedeli

      I ragazzi giù nel campo
      Colgono rami e rosmarino
      E camuffano buche e pozzi
      Per acciuffare le ragazze

      I ragazzi giù nel campo
      Dan la caccia ad un ricco
      Gli fan togliere i denti d’oro
      E li portano al mercato.

      Vieni figlia della Luna
      Della stella mattutina
      Che regala a questi ragazzi
      Le carezze del gran cielo!

      I ragazzi giù nel campo
      Non possegono memoria
      Perciò vendono gli antenati
      Poi son presi da tristezza."

      I ragazzi giù nel campo / Mános Hadjidákis (Μάνος Χατζιδάκις), musique et paroles originales ;
      Pier Paolo Pasolini et Dacia Maraini, adaptation italienne.

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    2. Un' altra ragazza :
      https://www.youtube.com/watch?v=rpv7U-WqJ3A

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