Quand tu liras cette lettre : Se taire, se délester, s’enfuir


Le droit baudelairien de « se contredire et s’en aller », ou celui de rester, de persister, de s(a)igner ?


Longtemps je crus au cinéma.

Art du siècle, art dans le siècle, art des « extases » classées X et du double désastre de la Grande Guerre, de la Shoah, je ne crains pas d’avouer que je crus en toi, crois-le bien.

Je fis ta connaissance à l’orée de la crise des années 70, dans un port sudiste ouvert sur le monde, sur la mer, sur la Méditerranée aussi ancienne qu’Ulysse, ballotté/bercé dans son exil nostalgique par la lumière verticale et les ombres fraîches.

Visualisez, je vous prie, une place de village provençal, une fontaine vive en son centre, sous les arbres abritant des vieillards noueux, taiseux et sans âge à leur image.

Voici Manon, la sauvageonne des sources venue régler son compte à la tribu de parvenus, Jacqueline Pagnol si blonde parmi les hommes bruns, quelque part entre la sainte, la martyre, l’avatar d’Antigone et la « performeuse » inconsciente prête pour son gang bang.

Les mots de son mari, écrivain et cinéaste, proférés avec sa voix de petite fille outragée, rageuse, de femme antique dans ce corps solaire pas encore détruit, la chaleur du temps mort et le poids de toute chose, être, pierre, rivière, broussailles, à l’intérieur du cadre, cette magie de voir et d’entendre comme pour la première fois une familiarité de naissance, un univers spéculaire agrandi aux dimensions de la fable incarnée, sensuelle, cruelle, à chaque projection présente.

Longtemps je crus à cela, je voulus y croire, et à mille autres paysages, que tu me dévoilais avec générosité, prodigalité, intensité de l’enfance puis de l’adolescence.

Des « enfants de la télé » ?

Pauvres d’eux, au cœur et en esprit, spoliés, dès le berceau cathodique, de beauté, d’originalité, de sincérité.

Si la « petite lucarne », et je l’en remercie (ses « passeurs » à la Serge Daney, surtout), me permit de découvrir d’autres visages de toi, à d’autres moments, dans d’autres circonstances, jamais je ne les confondis avec ta face véritable, jamais je ne les pris pour ta peau de pellicule qui se dévoilait en salle, l’obscurité propice à ton déshabillage lumineux, quand tu laissais tomber à terre tes parures, tes fourrures, tes arabesques de Vénus.

Je t’aimai à la manière d’une femme, à la façon stendhalienne d’une émanation cristallisée, sublimée, de toutes celles surgissant sur l’écran.

Au plus profond des ténèbres, au cœur de la nuit artificielle et climatisée, je tissai avec tes égéries, tes muses, tes « salopes », tes déesses, un rapport érotique, une constellation d’étoiles au centre de laquelle la Mort, rayonnante en son royaume de matrice, me souriait volontiers, prisonnier volontaire dans sa toile spectrale.

Cela, ces noces aux allures de funérailles, cette attraction vers la destruction, je le savais déjà, je ne le formulais pas encore, je crois, sinon en classe de terminale, transformant tous les élèves de lycée général en philosophes de « cour de récré ».

Le cinéma m’enseigna, injecté dans les tourments de mon sang, qu’il existait un ailleurs et un au-delà, qu’il n’existait rien, en vérité, que le présent « pris pour argent comptant » se forait de l’intérieur en un songe nervalien, un vide abyssal davantage vertigineux que l’utérus marin de Cameron, recouvert en hymen sanitaire – garder sa raison face à l’absurdité invincible de l’existence – par un consensus poesque afin d’éviter le goudron et les plumes, une fiction de reproduction (la biologie et Bourdieu), une histoire à raconter dans le noir, à de grands enfants orphelins d’un destin, privés de combat, de foi, d’idéologie, vieilles lubies encore plus dévaluées que les chutes de rushes inutiles piétinées au sol dans une salle de montage. 

Amoureux de toi, je te trompais avec la littérature, la musique, la peinture, les arts dits graphiques, mais je te revenais toujours, mon amour, non pas comme à une vieille maîtresse, le havre confortable où « reprendre ses aises », où « repartir à zéro », mais comme au jour éternellement renouvelé, à l’aube rouge (pas celle de Milius !) purificatrice, stupidement riche de promesses et de pardons.

Tu ne m’en voulais pas, tu m’accueillais à fauteuil ouvert, à ticket modéré (aujourd’hui, huit euros suffisent à peine pour ingurgiter de l’eau de Javel audiovisuelle, s’en estimer misérablement heureux, la commenter en compagnie de faux amis sur de dérisoires « réseaux sociaux »).

J’aimais ta gorge polyglotte et tout le spectre de tes couleurs, j’aimais tes sous-titres cosmopolites et tes formats exotiques, j’aimais ta lenteur et ta vitesse, ce rythme imposé au récit, à son déroulement, par Antonioni, par exemple, cette belle idée de filmer également des creux, des instants non déterminants (apparemment), cet écoulement subjectif étranger aux horloges, équivalent cinématographique, disons, des silences en musique.

Tu sus me ravir et m’agonir, me faire grandir et réagir, tu pus m’agresser en toute amitié, ne pas chercher à me consoler, à m’appauvrir, à me faire croire aux lendemains meilleurs et (chantant) plus justes.

Je devenais un homme entre tes bras, accessoirement un cinéphile, jolie maladie inventée par une époque sauvage et sinistre, soyeuse et superbe.

Il te semble peut-être, ou alors au lecteur pressé, que j’écris et (te) regrette au/le passé, mais détrompe-toi, je n’appartiens pas au « chœur des pleureuses », a fortiori insulaires.

Je maudissais déjà le contexte de ma biographie, ces times enserrant la life dans les ouvrages US dédiés aux célébrités.

On ne devrait écrire que pour célébrer, pour partager, pour s’élever ensemble au-dessus des marécages, des sables mouvants, où se meuvent avec une adresse incessante les viles créatures enfantées par nos cœurs remplis d’ordure (Pascal, incapable de rester allongé sur un lit à fixer le plafond, tandis que Nougaro, insomniaque, y projetait ses fantasmes, au mépris de Brigitte Bardot).

Oui, cela pourrait fonctionner ainsi, dans une utopie vraiment démocratique, intelligemment éclairée, subrepticement eugéniste, aussi, hélas ou tant pis.

Les hommes et leurs arts ne connaissent pas la « pureté », l’intégrité d’une citadelle imprenable, pour parler tel Lawrence immortalisé (ou transfiguré) par David Lean & Peter O’Toole, et le cinéma, « art impur » par excellence, selon le mot idoine de Bazin, reflétait les mélanges et les métamorphoses au quotidien, à la seconde, dans l’esprit et la chair de chacun (des spectateurs, des individus, des citoyens).

Alors ils écrivent et filment contre le monde d’aujourd’hui vite enfui, à contre-courant d’un fleuve où nul, en effet, ne se baigne à l’identique, la rivière et le nageur interdépendants, à l’intérieur de leurs changements successifs et impératifs.

Je ne crois pas une minute à un « âge d’or », à une ambroisie perdue, à la sacralisation de tes premiers pas muets en noir et blanc.

Tu me troubles et tu m’émeus ici et maintenant, je te l’assure, je t’en conjure, pourtant je peine à te reconnaître, sous tes déguisements de marketing, d’auteurisme, de « placement de produits », dont toi-même, putain qui parades sur les chaînes qui te payent, qui viens vendre ton brouet programmé pour dans quelques mois, autour de vingt heures, « en VM ».

Une fois accordée, je ne retire pas mon affection, ou bien par dégoût, par fatigue, par usure, et je continue à t’aimer, malgré toi, en dépit de moi.

Peut-être la vieillesse, ignorante de la sagesse, nous rend-elle moins magnanime, plus radical, peut-être faut-il interroger dans la jeunesse le vrai conservatisme, la réaction rassurante, jusque dans le mal-être nocturne et debout, la revendication scolaire, les colères éphémères, allumées en feux follets ou feux de paille.

Dans la vie et au cinéma, la première fois et le premier film ne comptent pas, pas réellement, même consacrée à une amoureuse, même attribué au citoyen Kane : les sentiments, l’œuvre et le parcours ne valent que sur la durée, le travail « au jour le jour » (et durant la nuit, méconnaissant les mots « sommeil » ou « insomnie »), la persistance entêtée, occasionnellement équilibrée par des embrasements imprévus, somptueux et uniques dans leur rareté refermée sur elle-même (Rimbaud, Luc Dietrich, Charles Laughton, Leonard Kastle, au hasard).    


L’injonction ne s’emploie pas, paraît-il, en matière de passion, et je n’écris pas pour donner des leçons ni en recevoir, mais je voudrais tant que tu comprennes (Francis Lai ou Mylène, « Jujube » ou Jean-Pierre Melville) mon « point de vue », cette envie vorace, parfois, de me « réduire au silence », de me fondre en lui à l’instar d’une forêt qui ne ferait plus frissonner à son seul souvenir (et il faut abandonner l’espérance, à la porte de l’Enfer dantesque ou ailleurs, aux tenants du statu quo, souvent armés des meilleures intentions, puisque la révolution ne se paie pas d’espoirs mais de violences, rarement enrobées, certes, de velours praguois).   

Ne ressens-tu pas, toi qui me lis derrière l’écran, le désir brûlant d’incendier ta vie, de saccager tes archives, de « liposucer » tes souvenirs, toute cette graisse encombrante des expériences, des espaces, des arbustes taillés au cordeau (par le limier de Mankiewicz) dans le labyrinthe social ?

Le cinéma donnait/donna brièvement/donne encore, au compte-goutte, à voir une représentation du monde, une imagerie sonore malaxée avec le matériau premier de toute activité, de la moindre pensée : le corps (animé, spirituel), celui-ci représenté généreusement, dans sa variété, son énigme, avant que les épiciers de la pornographie, sous prétexte de « libéralisation (comprendre : libéralisme sexuel) des mœurs », ne viennent « fourrer leurs sales pattes » (et d’autres orifices) de petits comptables dans nos ébats prohibés, dévalués, commercialisés honteusement, « sous le manteau » porno, bientôt rejoints, en partouze internationale, par tous les innombrables camelots de la came audiovisuelle, du ragot, du buzz, du vide bruyant et chronophage.           

Se coudre la bouche (ou se couper les mains), ainsi que la maquerelle de Sade, dans son boudoir à des années-lumière d’un « café philosophique », use du fil et de l’aiguille, afin de fermer « l’origine du monde », acte puissamment atroce de sécession face au réel, à la norme, aux diktats du sexe (genre, activité, problématique, industrie, opium), de l’anatomie, de la fonction.

« Prendre le large » et ne pas revenir, ne pas se renier, pas cette fois, pas trois fois avant le chant du coq, assumer son indépendance (de pensée, d’écriture, de vie), quitte à se saborder, à couler profond tout au fond de soi-même, dans des abysses dangereuses et radieuses, à ne pas assimiler aux foutaises de la psychothérapie (un « cri primal » bancal, un « enfant battu » rebattu, des « analyses » psychiques à faire hurler de rire en Afrique, polygamie contre névrose, ou en Australie, dreamtime contre « sublimation », sans parler de l’Inde, ego dévoilé en peureuses posture et imposture).
  
Ce « je », que j’utilise tel un jeu avec moi-même, avec la lectrice, avec toi, cinéma de rien, cinéma vaurien pasolinien, embourgeoisé dans tes perfusions avec des chaînes « cryptées », phagocyté par des opérateurs aux patronymes évocateurs (une couleur, la liberté, du BTP), que je renforce avec des italiques épistolaires, je ne le connais pas assez ou trop bien, et notre séparation procède aussi de cela : je dois te quitter pour me retrouver ou me perdre.

Mais écrire que l’on renonce à écrire tient de l’oxymoron, de la double contrainte, de la contradiction inoffensive quoique farcesque, non ?

Je reviendrai donc vers toi, « fidèlement infidèle », telle Stefania Sandrelli magnifiée par Tinto Brass, femme de chair et de cinéma, lumière humide au cœur des ténèbres fascistes, et Charon en jupon conduisant aux Enfers d’un cimetière marin son coureur de mari, décédé, en bonne logique métaphorique et poétique, d’un arrêt cardiaque.  

Je m’enthousiasmerai encore et peut-être à tort pour ce que tu me donnes au présent, à toute heure et sur tous les supports, dans cette médiathèque dématérialisée, globale, élargie à la superficie de la planète à l’agonie (mais continuons à « danser sur le volcan », chérie, à baiser sur une tombe, décrivait l’orageuse Régine Deforges).

J’écrirai par luxe, par lucidité, par arrogance, par foi, et tant mieux si cela ne vous plaît pas, à toi et aux autres, que je ne connais pas, que je ne tiens pas à connaître, qui me font l’honneur injuste de me parcourir (identification d’un homme à travers ses textes, hors du brouillard de Ferrare), qui m’accordent des sourires et des remerciements, carburants pacifiques de feux de joie numériques.

Ce foutu pronom détestable, cette première personne du singulier, autre selon Arthur R. (car, comme dit dans une lettre célèbre adressée à Paul Demeny, « Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute »), ce moi « haïssable » (le penseur de Clermont, bis), ils reparaîtront ici pour donner des nouvelles de tes incarnations contemporaines, de tes masques prolixes, parlant de moi pour mieux parler de toi, ou l’inverse.

Tes serviteurs, rencontrés au fil des pages en ligne, je continuerai à les célébrer un peu, quelque temps et bien vivant, à écrire sur leurs ravissants forfaits, à m’aventurer là où d’autres vont itou, mais en prenant mon chemin à moi, ma voix tissée de mes « propres mots » appartenant à tous, ne m’appartenant plus, une fois parus.

Cinéphile un jour, cinéphile toujours ?

Certainement, et plus que jamais, à l’heure de sa pratique électronique, de tout ce flot incessant, navrant, excitant, de peu d’importance, en définitive, et cependant majeur, dans ce qu’il permet d’exprimer, de construire (même sur du sable binaire), cette parole individuelle et fraternelle abreuvée à l’esthétique, à l’économique, au politique, au mystique et à l’athéisme.     

Dans la coda de ses nuits fauves (et des nôtres, générationnelles), Cyril Collard, serein et souriant, fixe l’horizon, condamné à mourir, à aimer, arrivé au bout de la magnifique énergie dépensée à perte dans son film, brasier orphelin du cinéma français ; ce regard ultime, sur le jour en train de naître, le soleil en train de se coucher (fusion des instants et du sens, dans la mémoire imprécise), sur sa mort prochaine, sur la délivrance en partie acquise, la paix réconciliée, la respiration reprise, module l’incipit d’un premier livre, sur la « sensation d’une imminence », liée à l’écrit, à la subjectivité, à l’élan.

Longtemps, je croirai en toi, bienheureux cinéma de malheur, tant que tu me donneras cette part puissante, fougueuse et tendre de toi.  

Commentaires

  1. Comme il va droit au coeur ce texte, sensible et racé, littéraire, élégant,
    très actuel, intemporel, comme un danseur léger esquisse un pas de danse, il fait voyager dans les arcanes de tous ces jeux mystérieux qui défilent à l'écran,
    je retiens ce mot "insulaire", il habille si bien votre esprit singulier
    à nul autre pareil, à vous lire , on prend le soleil, on se nourrit de belles peintures en hommage au ciné...aux nuits fauves... à la magie qui s'opère dans le miroir des fantômes,
    in fine, un grand coeur bat en fond de chaque aventurier rebelle :
    Miguel Bose - Se tu non torni
    https://www.youtube.com/watch?v=qj2XMcjRPSU

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  2. Magie noire, écriture blanche...
    Merci pour votre avis, votre enthousiasme, votre patience, votre lecture attentive et non intrusive.
    Miguel ne possède pas seul una stella pour lui tenir compagnia, vous (re)voilà, mon étoile (capitale, de capitale) à moi.

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