Le Pornographe et le Gourou : Le Miraculé


Les voies du Seigneur sont impénétrables, paraît-il, contrairement à celles des « hardeuses », impénétrables d’une autre manière, nues, disponibles et pourtant parées d’un masque professionnel : le fraternel Jean (sans évangile) soulève un coin du voile (et du loup, dorcelien ou non) ; écoutons avec attention sa confession fictive, riche d’enseignements (voire de lubrifiant) sur lui et nous… 


Utilisez la puissance de la parole dans le sens de la vérité et de l'amour.

Ce que les autres disent et font n'est qu'une projection de leur propre réalité, de leurs rêves,
de leurs peurs, de leurs colères, de leurs fantasmes.

Communiquez clairement avec les autres pour éviter tristesse, malentendus et drames.

Acceptez de ne pas être parfait, ni toujours victorieux.

Miguel Riz, Les Quatre Accords toltèques

Ce court (mais bon) roman s’ouvre sur un évanouissement, durant une partouze naturiste au Cap d’Agde, et se ferme sur un ravissement, au sein (matriciel) d’une communauté utopique (à cheveux courts) : entre la chute (dans la mousse filmée, aux visages floutés, captation vendue trente euros sur clé USB) et l’envol (final « quantique » en forme de défi scientifique, de sérénité supraterrestre enregistrée « en rafale » par l’amoureuse indienne au téléphone portable), le lecteur suit les mésaventures tragi-comiques (son dérisoire calvaire rendra hilare son ami le gourou) de Valentin, alter ego (excessif) de papier de l’auteur, bien sûr prénommé ironiquement, en écho à la fête sentimentale, à My Funny Valentine, autant qu’au fameux contorsionniste « désossé » du Moulin Rouge (L’Os de Dionysos, hélas, lui pose bien des problèmes).

Si l’opus précédent de John B. Root, l’agréable, documenté, désabusé, déjà, Porno Blues (citons de mémoire les origines d’un pseudonyme voulu ridicule, involontairement « racinien », le Sopalin en meilleur ami du masturbateur, l’émotion par-delà les positions, insaisissable à qui ne sait voir, les poissons privés de la conscience de l’eau) choisissait la voie (étroite) du récit, du pronom personnel, celui-ci participe assurément de l’autofiction (on pense pas mal au Houellebecq de Plateforme, La Possibilité d’une île, La Carte et le Territoire, en moins sarcastique, socio-historique et polémique, certes).

Que les amateurs (psychanalytiques) d’autobiographie et (salaces) de pornographie « passent leur chemin » ; savoir ce qui relève du fait ou de la fiction n’importe guère, en vérité (je vous le jouis), et l’unique passage « explicite » (tantra, of course, en double clin d’œil au site adulte et à la société de production diégétique), sis dans un salon de massage parisien/thaï, refroidira les plus volontaires, par sa pure mécanique mercantile et méprisante (insupportable reflet « dégradé » de soi-même, au miroir du verre et d’autrui).


Souvent drôle, parfois émouvant, toujours juste dans ce qu’il dit et la façon dont il le dit (écriture précise, limpide, à la bonne distance du sujet, comme une caméra sachant enfin filmer des ébats), cette plongée, rapide et vive, dans l’univers du X (et la psyché troublée d’un « pornocrate », pour parler tel François Chalais naguère), procure un vrai plaisir de lecture et de réflexion, croyez-le ou non.

En chapitres brefs, rythmés, non chronologiques, chacun introduit par une citation idoine (patchwork de « pensées de sagesse », de phrases appartenant à Brel, Einstein, Kundera, Hawking, Mercer & Resnais, les Monty Python, parmi d’autres), en périodes datées à l’image d’un journal intime objectif (inclure et exclure, dans le corps représenté, dans l’événement autiste : grande problématique du blue movie), Le Pornographe et le Gourou s’avère en définitive un conte de fées pour adultes (définition possible de l’imagerie interdite aux moins de dix-huit ans, abstraitement délestée de la solitude, de la maladie, de la mort, alors que ces trois éléments obscurcissent le beau soleil de toute sexualité, devraient donc se retrouver dans sa représentation sexuelle).

Précisons, pour les non « spécialistes », que dans une vie « antérieure », sous son nom « civil », Jean Guilloré écrivit aussi des ouvrages de « littérature jeunesse », bouclant aujourd’hui la boucle, ou creusant son sillon, au choix, avec son cheminement « bressonien » vers la grâce et la paix (intérieure et extérieure), les derniers mots des amants réunis reformulant ceux de leurs homologues dans Pickpocket, similaire fable de compulsion puis de libération.

Alourdi par un œdipe « carabiné », par un amour-haine pour sa maman castratrice (édentée, de surcroît !), « Reine Blanche » (et marâtre à la Grimm) très éloignée de celle de Jean-Loup Hubert, incapable de surmonter son impuissance (littérale) à aimer, à lier le désir aux sentiments, l’orgasme à l’émotion, à substituer le partage au partenariat (rémunéré, commercialisé), Valentin, Un héros de notre temps, dirait Lermontov avec un rictus, veut mourir, arrivé au bout de sa (bi)route et « du rouleau », saint Sébastien hétéro (les « homos » connaissent-ils un septième ciel plus clément ? Doutons-en) crucifié par les flèches (phalliques) du fisc, de l’enfance blessée, d’un prodigieux dégoût de sa personne.

Le livre ne peut être instrumentalisé ainsi, brandi par les pharisiens des associations bien-pensantes, et mal-baisantes, mais il constitue un réquisitoire narratif impitoyable envers l’exercice pornographique (comprendre : sa praxis au plus près), dépeint en enfer laïque, en extension (du « domaine de la lutte » houellebecquien) glaçante et glacée de l’exploitation amorale au cœur de l’économie capitaliste (offre et demande, patronat et prolétariat, conservatisme et révolution en couples inséparables, ici et ailleurs).

Contre ce régime d’images et de « produits », l’humour, la tendresse, la complicité, la légèreté, représentent peu et tout à la fois, même si l’on doit avouer, avec franchise, que certains films de John B. Root (notamment Dis-moi que tu m’aimes et Ludivine) demeurent davantage des notes d’intention, sympathiques, respectueuses et ensoleillées, que de réels aboutissements, des essais à saluer plutôt que des œuvres majeures à (re)découvrir en cinéphile, pas seulement préoccupé par les questions sans réponse (ou sans imagination) du « porno » paresseux et mainstream (celui visionné gratuitement sur la Toile, en partie responsable de la « crise » de l’industrie).

Ses longs métrages s’apparentent un peu à des home movies tournés en colonies de vacances, leur naïveté revendiquée à des années-lumière des sombres odyssées méta et mortuaires de Café Flesh ou Perfect, deux titres, au hasard, vantés ici même (penchant ou préférence, ce diptyque étasunien nous correspond mieux, admettons-le).


B. Root, personnalité aimable (plusieurs femmes, « libertines », chroniqueuses ou ex-actrices, signent des notules favorables sur son livre, à raison et en toute amitié) d’un petit milieu (a fortiori hexagonal), partisan pédagogique du safe sex et ne supportant pas les vidéos du sinistre et « schizophrène » Pierre Woodman (deux « bons points » pour lui), quinquagénaire malicieux aux faux airs de Thierry Jousse (si, si), homme a priori sensible, intelligent et enthousiaste, réussit mieux en écrivain qu’en cinéaste, et son ouvrage ferait certainement un bon scénario (à défaut d’un film de valeur, puisque l’on ne doit jamais confondre l’un avec l’autre, pas même dans le cas d’école du Voyeur, le travail de Leo Marks en guise de sidérant script détaillé avant sa traduction par Powell, autre victime de l’ordre moral établi de la « société du spectacle » d’alors, particulièrement britannique).

Les désillusions du cinéaste, son mea culpa sans amertume, son aveu d’échec, nous rappellent les propos gémellaires d’un Jean Rollin, compagnon cyclothymique d’infortune, œuvrant quant lui au moment de la « parenthèse enchantée » (vraiment ?) des années 70, commettant, renommé Michel Gentil, de mauvais films troussés dans la bonne humeur : on ne peut réaliser de la pornographie différente, intéressante, mutante, parce que le « porno » seul suffit au « cochon de consommateur », parce qu’il ne demande rien d’autre (et exige si peu de lui-même, en tant que spectateur, en tant que citoyen, les deux dimensions, esthétique et politique, enlacées à nos yeux) que de la laideur, de la proximité, du « petit fait vrai » (épargnons-nous les détails organiques, anatomiques).

Cette trinité « profanée », on l’observe désormais avec désolation en fonds de commerce d’un célèbre site amateur bicéphale (pour lequel, clairement reconnaissable sous son masque à double prénom, Valentin finit par travailler, tombé très bas dans sa déréliction, plié aux diktats lucratifs de l’injure, de la misogynie, de l’analphabétisme filmique), ou alors on la fuit dans le glamour artificiel de la gymnastique US, filmographie ontologiquement puritaine et réactionnaire, avec ses décors de parvenus, ses figures d’athlètes, ses risibles exclamations à base de religion (Jesus, Holy Shit, Oh my God et consorts).

Le portrait plus ou moins spéculaire effleure l’évolution d’un métier (sacre de Budapest, démocratisation généralisée par le numérique, dans le sillage d’une Laetitia proposant, autrefois, des instants « d’intimité violée par une femme », rien que ça) qui caricature le cinéma « traditionnel » et en expose, dans une lumière crue de cabinet gynécologique, la part la plus noire, la moins fréquentable, fondée sur le rapport de forces, les jeux de pouvoir (et de dupes), la réification du corps en monnaie d’échange ultime (au-delà, on tue « pour de bon », on viole des nourrissons, serbes ou non, on renchérit sur les atrocités avérées ou manipulées du JT).


Il se focalise sur un candide « déboussolé », exilé, qui, avant d’atteindre son nirvana (contradictoire état de béatitude éteinte, osons gloser), de connaître la radieuse épiphanie des énergies colorées, des flux cosmiques, devra passer par Louxor (je n’adore pas, je n’arrive pas à bander avec la fille de ma « première fois », ou presque, puisque le dépucelage par une prostituée ne compte pas réellement), rencontrer Sidonie, « magicienne » et guérisseuse, sa Beatrice (dantesque) Portinari à lui, Agathe, la mère, et Josefa, l’interprète praguoise, belles figures féminines in fine abandonnée (séparation), ou perdue (dans un accident de voiture), Sheyla, la touriste déçue, Bouznik, le financier « interlope ».

Il lui faudra mater les bandes « délavées » de Burd Tranbaree, Jean-François Davy, Gérard Kikoïne, Gerard Damiano, Francis Leroi (on compatit, car on visionna quasiment les mêmes), se réinventer en Paul Forguette (« oubli » sous le signe de Moebius), connaître une gloire éphémère via ses « livraisons » pour une imbuvable chaîne française cryptée, sa reconnaissance médiatique et critique par la presse dite branchée (aux Cahiers du cinéma, entretien chaleureux de JBR avec Brisseau), aller à Old Goa, s’y faire renverser par un taxi « karmique », renaître au contact d’un guide spirituel énamouré de baleines et de sa charmante nièce (Rachana Banerjee et Anandita), profiter d’une grève providentielle d’Air France (pléonasme national), lutter contre le « principe de réalité », improviser une conférence, apprendre à rire (surtout de lui-même), à lire (des traités de spiritualité) et à revenir (au pays natal) solder tous ses comptes.

Après un dernier avatar en « clochard des Buttes-Chaumont » adoubé par TF1, notre attachant personnage devient à son tour gourou à « Mandalore (Lucas et Star Wars ou la mandragore des pendus en bandaison ?), Bordure extérieure de l’Empire », son royaume naturel et son ashram rural, entouré de ses fidèles (adeptes ? Non, le lieu et le mode de vie dissociés de ceux d’une secte, quoique) et de ses collaborateurs (car il faut bien vivre, diantre, et vivre plutôt bien, si l’on peut), dont Mademoiselle Belluci (Nikita, pas Monica, sans Besson, donc), rebaptisée en sadienne Eugénie, et un certain Abdellatif, réalisateur palmé du côté de Cannes, apparemment plus à l’aise pour mettre en scène des amours lesbiennes qu’un triolisme avec « double pénétration », défendu par la « performeuse » en démonstration incongrue d’amour, de gaieté, de mysticisme, là aussi, inopinément, pour ainsi dire.

La coda l’immortalise et l’immobilise en émule d’Yves Klein, suspendu dans les airs et défiant les lois de la physique classique : chutant vers le haut, à contre-courant du temps (et de la roue bouddhique des réincarnations selon le saṃsāra), Valentin semble ne jamais devoir atteindre l’eau de la rivière (sans retour) en-dessous, être enfin libre et réconcilié, amoureux et aimé, créateur et (juvénile) patriarche de son domaine dépourvu de hiérarchie (un « code couleur » vestimentaire identifie les membres et les compétences).


Adieu à la masturbation monomaniaque, à la désolante sociologie sexuelle des mœurs contemporaines, à la sorcière maternelle devenue rédactrice en chef d’un magazine féminin, au père trop tendre et vaguement gay, à toutes ces années perdues à chercher désespérément la clé (de la diariste Stefania Sandrelli) de la pornographie, toutes ces nuits (bleues, à la lueur d’ordinateur) à monter jusqu’à la saturation, jusqu’à l’épuisement, jusqu’à l’abrutissement, des images d’une absolue et « empirique » tristesse (invitons le lecteur ou la lectrice à parcourir notre « essai » sur le thème, à se poser ses interrogations essentielles, au-delà de la cinéphilie, ou sinon, à l’instar des « escortes » aux petites annonces ingénues et lacérées de fautes d’orthographe, nous nous déplacerons pour les châtier comme il se doit), et bonjour au grand air, aux jambes édéniques (pas ta mère, ni une poupée gonflable, petit sacripant, grand enfant immature) de la première femme, ouvertes à l’unisson de lèvres généreuses, rassurantes, stimulantes, ludiques.

La parabole s’achève par conséquent dans la beauté, « en beauté », baignée dans les eaux de l’ermitage, du don, du couple, du plaisir (de parler, d’être ensemble, de se sourire, de se regarder, pas seulement de faire l’amour), du pardon – happy end assumé et boucle bouclée (inversée), pour un conte gentiment pervers et constamment honnête, écrit (et lu) avec du sang, du sperme, de l’ordure, de la mélancolie mais également de la ferveur, de la douceur et un bel élan rafraîchissant vers le champ infini des possibles, cinématographiques, littéraires, sexuels, relationnels et existentiels.


Commentaire immédiat et flatteur de lauteur en PS :  

Lu. Merci beaucoup cher monsieur Jean-Pascal. Quelle érudition :O Et quelle perspicacité dans l’analyse. Votre lecture me fait d’autant plus plaisir que ce texte a suscité bien peu d’échos lors de sa publication. Je publierai le lien vers la page sur FB, Twitter et ici très bientôt.
                                                      

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