Les Visiteurs du soir : Aspects du journal télévisé


Droit dans les yeux, jusqu’à l’aveuglement…


Un générique, un visage ou une voix off, un sommaire, des rubriques, des enchaînements, un invité ou un spécialiste, une durée : le journal télévisé de TF1 et France 2 déploie chaque soir sa parade monstrueuse, sa litanie structurée, son inoffensive foire aux atrocités.

Nous ne manquons aucun rendez-vous, il ne faut pas, cela ne se fait pas, l’on doit se tenir au courant, piles humaines reliées les unes aux autres, de l’actualité sélectionnée, minutée, de la marche du monde quotidienne vers l’abîme, dans l’immobilisme antique de la fureur, de la laideur, des commentateurs.

Rossellini le soulignait dans ses fragments autobiographiques, l’alunissage extraordinaire de 1969 se vit vite dégradé/rétrogradé à un événement spectaculaire, un son et lumière perçu à travers l’écran, en bichromie noire et blanche au format carré, réduit, de la petite lucarne.

Le doute remplaça presque aussitôt la ferveur, la rumeur homérique aux mille bouches parlant à découvert dans l’ère du soupçon et des désillusions de la décennie 70.

La planète morte, avec sa face sombre mise en pleine lumière, dans une fenêtre domestique ou urbaine (rangées de téléviseurs dans la vitrine des magasins d’électro-ménager, nouvel autel de la modernité consumériste), ressemblait en effet un peu trop à un plateau, le hors-champ relégué à l’imagination, le découpage de la Frontière stellaire limité à un morceau de vaisseau, un drapeau de proprio, un casque reflétant l’objectif et un astronaute sans regard mais pas sans voix, conquérant pacifique d’un tombeau saturnien.

Près de quarante-cinq ans après, le module médiatique repose encore sur la trinité du spectacle, du questionnement, de la communauté.

Les observateurs peuvent bien noter quelques changements, une couleur de peau différente et fugace, la présence des femmes et leur quasi suprématie dominicale, les jambes récupérées, exposées, à la faveur d’un plan d’ensemble annonçant la seconde partie ou la fin du programme, non plus compas truffaldien facteur d’équilibre et d’harmonie, mais signe retenu de détente et de départ, le présentateur, naguère amputé, abonné au portrait, regagnant la possibilité de son mouvement (grâce féminine, robe longue et escarpins sages, accompagnée par un travelling chorégraphié), les fondamentaux formels, eux, ne bougent pas.

Le petit homme au centre de sa machine à voyager dans le temps, dans le présent déjà au passé, dans la mémoire sentimentale du téléspectateur (la nostalgie se vend toujours bien, son baume réactionnaire généreusement et cyniquement appliqué sur nos douleurs de grands enfants pleurant dans la grisaille), évoque bien sûr le sous-marinier misanthrope, l’aventurier immobile de Verne, toutefois délesté de son orgue et de son terrorisme.

Le corps du présentateur, surtout celui de la présentatrice, dirons-nous, spéculaire et en direct, conjure le vide, la solitude, l’exclusion.

Les déclassés de tout ordre se chauffent encore un peu au foyer des drames, des déclarations, des divertissements, qui leur donne l’impression de participer à leur échelle, suivant leur disponibilité, à une réalité absurde, mesquine et meurtrière, hors d’atteinte et repeignant pourtant les murs du salon avec du sang, du sperme, des larmes, une fois passé le préventif avertissement d’usage sur sa sensibilité possiblement choquée (pouvoir heuristique des reportages, quand la rue, dans sa banalité nauséeuse, ne nous atteint plus).

La pornographie sexuelle reculée après minuit, celle de la violence – l’expression « pornographie de la guerre » naît dans le sillage du Vietnam retransmis – s’exerce à l’heure dite du rituel médiatique, et nous mastiquons nos repas épicés par la faim d’autrui, mon ennemi, mon frère, qui te lamentes loin ou d’un peu trop près, dans ton baragouin ou ma langue écorchée, et qu’y puis-je, sinon continuer à avaler toutes ces couleuvres, désormais en HD ?

Laissons volontiers les sémiologues ânonner à la suite de McLuhan à propos du chaud et du froid, du tribalisme et de l’individualité, de la désinformation et des ravages du montage, paresseuses tartes à la crème critiques.

Oui, le journal télévisé met en scène la parole (hommes politiques ou acteurs transformés en VRP de leurs idéologies, de leurs films), il traduit le monde, le donne à saisir, recevoir, digérer, selon des formats, des grilles, des intérêts divers et variés, mais n’importe quel bambin, contrairement à ce qu’affirment les psychologues, ne saurait confondre son univers imaginaire avec la dimension des adultes, a fortiori encore moins avec l’empire des images, diffusées en substitut laïque des messes unificatrices d’autrefois.

Le prêcheur évanoui dans la nature cathodique, pas si catholique, ou au ballon pour avoir caressé d’innombrables garçons, se voit donc supplanté par un coryphée au brushing métaphysique, une grande fille toute sage et ambitieuse, un basque avatar de totem maya, une sylphide au patronyme célèbre (jeu des sept familles bientôt hermétique, la télévision, comme le formula Godard, fabriquant de l’oubli, le cinéma, des souvenirs).

Mes bien chers frères, mes bien chères sœurs, veuillez, je vous prie, tendre l’oreille (la TV telle une radio filmée, facilement suivie le dos tourné, dans une autre pièce de l’appartement) à la mélodie du malheur, au bruit du temps sanglant, irritant, exaltant, et ne prenez rien pour argent comptant, gardez à l’esprit la nature factice, facturée, manufacturée, de l’édifice éphémère, un peu rapidement étiqueté quatrième pouvoir.

Une pénurie de lecteurs sanctionne la presse écrite, les réseaux sociaux se révèlent souvent agoras aux relents d’égouts, la bande FM s’autodétruit, depuis sa dite liberté, en publicités bruyantes, en musiques matraquées, en pépiements d’animateurs décérébrés, ou alors se love dans la noble tunique de la niche culturelle, protectorat pour happy few, tellement au-dessus de la masse aliénée, que ces oracles ne cherchent même plus à réveiller, que crève le bon peuple, qu’il continue à se soulager en votant pour l’extrême droite, on s’en fiche, bien à l’aise entre nous dans notre réserve – mais le JT survit, phare au sein de la furie, des nouvelles technologies, des alibis analytiques dispensant de penser.

Le Canadien – celui de la galaxie Gutenberg, pas le cinéaste porté sur la flagellation de cette chère incendiaire de Debbie Harry – fusionnait le fond et la forme, rendait inséparables le message et le médium, transférant à la sphère documentaire (bien avant l’avènement du documenteur) les bases de l’activité artistique.

La valeur ajoutée du JT, par rapport à ses confrères moribonds ?

Le temps et le mouvement, caractéristiques deuleziennes du cinéma.

Ici, la représentation peut se poursuivre en temps réel, le breaking news amplifiant la sensation de déroulement physique d’une pièce de théâtre ou d’un opéra (le vent sur ma joue, ta main dans mes cheveux).

Ici, le ressassement, le replay, le ralenti et le changement d’axe réordonnent l’espace et la trajectoire des sujets, des cibles, à l’intérieur de celui-ci.

Le 11-Septembre, inspiré par la fiction hollywoodienne du genre catastrophe, la tuerie du Bataclan, en écho fortuit au grand massacre des vétérans de Peckinpah, se transmuent en boucles chronologiques, narratives, iconiques et abstraites (on pense à l’installation du Hitchcock psychotique décrite par Don DeLillo à son propre point zéro), agrémentées ou non d’un accompagnement musical (diaporama des victimes de Charlie Hebdo sur fond de Radiohead), rediffusées jusqu’à la nausée sur les chaînes dites spécialisées de l’information en continu (comme si le flux ininterrompu des dépêches d’agences, dans le liner en liseré, suffisait à pratiquer le journalisme, comme si taper sur le tambour informationnel, pour user d’une métaphore médialogue, équivalait à créer du sens).

Dans le studio-réalité plastiqué par la prose guérilla de Burroughs, nous errons tous ainsi à la façon de Delphine Seyrig perdue dans le labyrinthe itératif de Resnais (et Robbe-Grillet).

Tandis que Romero, au tout début de l’aube des morts, jouait les réalisateurs dépassés par le climat panique autour de lui, les régies d’aujourd’hui affichent un calme olympien de capitaliste repu (ou de censeur soviétique adepte du réalisme socialiste, voire de serviteur lénifiant des exercices sportifs, virils et humoristiques de l’impassible tsar Poutine).

Le mur d’écrans, plus solide qu’à Berlin, entre l’Amérique et le Mexique, les Israéliens et les Palestiniens, permet un panoptisme idéal, à l’unisson du quadrillage en ville de la vidéo-surveillance, en réminiscences mises à jour des joujoux optiques du docteur Mabuse et de l’enfariné Tony Montana.

Le présentateur, avec son sourire enjôleur, avec sa phrase gimmick de salut – « Prenez soin de vous », « Merci de votre présence », « À demain, j’espère » –, la présentatrice, avec ses yeux d’améthyste (licence poétique chipée à Liz Taylor), nous regardent et ne nous voient pas, ne regardent personne, en vérité (je vous le dis), ce qui nous renvoie vers Nemo, trop occupés à lire sans faillir le texte du prompteur, la direction de leur regard paraissant orientée vers le nôtre grâce à un simple jeu de miroir, magie facile à deux sous, dérision essentielle de la communication, mais la TV et son journal ne cessent de nous regarder, de nous sonder, d’alimenter notre appétit d’images, de nous fournir notre pitance tragi-comique agencée en menu du jour, frais ou réchauffé.

Internet autorise et favorise le communautarisme, alors que le petit écran, le langage du grand adapté à sa novlangue élémentaire, élusive, globalisante (les mêmes images au même moment et partout), entretient à dessein l’illusion d’un partage national, d’un ensemble judicieusement insipide – réunir tout le monde, ne se séparer d’aucun –, même nappé d’un glacis politique (TF1 à droite, France 2 à gauche).

Le statut de Jean-Pierre Pernaut, présentateur sans prompteur, gentiment moqué par Houellebecq dans sa carte du territoire (il lui faisait effectuer un coming out presque aussi osé que la poignante lycanthropie télévisée de Dee Wallace hurlante, en larmes, chez Joe Dante), constitue une exception en soi, l’affirmation d’une spécificité disons régionale, rurale, patrimoniale, personnelle et mémorielle au sein d’un univers aseptisé (nul pour proférer de nos jours le mémorable « La France a peur » de Roger Gicquel, et pas certain qu’il faille s’en plaindre, à vrai dire), peuplé d’automates interchangeables, exilés au bout d’un unique tour de piste (arène médiatique de Cronenberg) ou bien remerciés par d’indécentes indemnités (trouble Claire).

L’information télévisée, produit comme les autres, ni plus sérieux, ni moins trivial, répond à ses propres impératifs catégoriques, sous le sceau du marketing (consultez donc notre application en ligne), de la promotion/production/collusion (cinématographie hexagonale perfusée aux chaînes publiques et privées), du storytelling gouvernemental ou d’opposition supposée (le scénario des annonces, des discours, des polémiques, s’écrit et se déroule en circuit fermé, allers-retours incessants entre les studios d’info et l’Élysée).

Piégés, des deux côtés du poste, dans un simulacre insaisissable, cernés à l’intérieur et à l’extérieur par un mystère dérisoire, insondable et vertigineux, sous le charme sidéré d’imageries promptes à masquer leur nature ontologique d’artefact (confondre la mort ou le sexe avec leur illustration, l’extase ou la déréliction avec leurs traductions imagées), nous essayons de sortir du film de nos vies, à l’instar de Rutger Hauer prisonnier complice du superbe et funèbre week-end Osterman, nous cherchons un semblant de vérité, de fidélité (celle des âmes, à défaut des corps, qui ne manquent jamais, in fine, de faire défaut), de sécurité, nous rageons et manifestons contre la précarité du travail et des lois injustes qui l’encadrent, oublieux du caractère prioritairement incertain de nos destins, de nos élans, de nos reniements.

Qu’ils n’en viennent pas, sans même y être invités, à nous vendre ce spectacle pour parole évangélique, doxa dogmatique, orthodoxie du réel, rendu, livré, entre nos quatre murs psychiques, en transparence absolue, en objectivité revendiquée – les valeurs éthiques, certes appréciables et indispensables, d’intégrité, d’impartialité, s’avèrent insuffisantes, insatisfaisantes, face à une transposition de la dite réalité via une caméra dont chaque angle signe celui qui le choisit, au moyen de mots dont chacun met à nu son scripteur-locuteur –, qu’ils se prémunissent d’adhérer à leur filtre invisible à force d’évidence, en clin d’œil à la lettre volée de Poe, ou à l’agent secret havanais de Graham Greene, escroc et démiurge accablé par l’authenticité de ses mensonges, et nous persisterons un peu, pas uniquement par masochisme, à les suivre d’un cœur conscient, en colère et indulgent (que celui qui ne se compromet pas, du haut de sa sainteté totalitaire, leur jette la première pierre), amphitryons au festin pas si nu de la table des hommes, de leur monde de chien, agrémenté des sandwiches de réalité, de la laitue des allégories dont parlait le gourmet Ginsberg.

Dans le flot incessant des mauvaises nouvelles, où brillent rarement l’éclat d’une voix, d’un regard, d’un paysage, les présentateurs nous servent de guide familier mais infidèle, honnête et pourtant peu fiable, sorte de Virgile numérique montrant le chemin infernal à Dante en quête de sa Béatrice (nous préférons, au hasard, le prénom d’Audrey, cela ne regarde que nous).

D’autres solutions existent – fracasser le téléviseur façon Lynch à Twin Peaks, s’en séparer pour de bon, accorder sa confiance à des médias moins égalitaires, au risque de l’autarcie incestueuse, de la déformation taillée sur mesure –, d’autres cartographies aussi, à réinventer, à explorer, à tracer soi-même.

Le journal télévisé, cérémonial banal et primordial, lien avec autrui et sa dénégation la plus sauvage, la mieux admise, espace de locution au détriment de la présentation, de l’élucidation, scansion des jours et des nuits à s’échiner à écrire, à vivre, à aimer, à gagner son pain amer et ses roses tendres, ne nous informe pas vraiment, n’offrant que l’écume et la surface en deux dimensions des choses et des êtres, montant l’existence en moyens métrages de quarante minutes rassurantes et exténuantes dans leur routine dépressive ou drolatique, mais informe notre mémoire, notre appréhension du dehors, de l’ailleurs, des mœurs outre-mer (puisque chaque homme une île, pour parler tel Albert Cohen).

Dépassons une poignée de secondes les a priori, les conforts, les craintes : au jour le jour, avec ou sans journal, TV allumée ou éteinte, réduisons les distances, les intermédiaires, les relais plus ou moins bien intentionnés, apprenons à nous passer des téléguidages en série, de la téléologie spéculative, des médias placés entre nous et ce qui nous entoure – le fauteuil vide de l’ultime Peckinpah, tout sauf anxiogène malgré la mélancolie d’une disparition définitive promise patiemment, nous invite et nous incite à prendre la fuite, à déserter le canapé, le clavier, à nous fondre dans l’or en fusion d’un univers à vivre et non plus à regarder, par caméra de télévision, voire de cinéma, interposée.              
                                    

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