Film Socialisme : Quelque chose de pourri au royaume du cinéma


 « Mourir, dormir, dormir, rêver peut-être » – et se réveiller vraiment vivant !


Le cinéma n’existe pas pour divertir, faire de l’argent, remporter des prix, mais il fait tout cela, bien sûr, éhontément, quotidiennement, par lâcheté, intérêt, complaisance.

Pauvres petits spectateurs, qu’il s’agit de réconforter, de conforter dans leurs minuscules désirs et leurs vies plus petites encore, trop fragiles pour affronter la vérité des images en face, si dociles qu’ils en réclament encore, plus douces, si possible, et remercient les maîtres cyniques et impassibles.

« Mon adversaire, c’est le monde de la finance » ?

Le nôtre, une trop longue patience, en France et ailleurs, dans les salles et au-delà, vous savez, ce monde quadrillé, commercialisé, asphyxié, habité pas faiblesse, par bassesse, par paresse.

Faut-il attendre que la baguette coûte cinq euros, le paquet de cigarettes dix, pour que les choses bougent un peu ?

Faut-il que tous les chers cellulaires tombent en rade sous l’effet d’une panne pandémique, que tous les PC s’éteignent dans la nuit des foyers, pour que les captifs, prisonniers volontaires, se soucient enfin de leurs geôliers, du sort à leur réserver ?

Parlez-nous plutôt de films, nous préférons quand vous écrivez sur cela…

Mais nous ne faisons rien d’autre depuis le début, à vrai dire, ou bien vous ne savez pas lire, depuis la Chine d’aujourd’hui rendue à la cinéphilie, contre la doxa critique se piquant de sinophilie, puisque notre esprit nous porte à contredire, à suivre sa propre route, son propre regard, à fuir les avis unanimes et les intentions d’auteurs.

Nous n’écrivons pas pour décerner des étoiles, pour fabriquer des souvenirs, pour faire un clin d’œil au lecteur, pas assez malmené, lui non plus, souvent bien à l’aise derrière son écran, son clavier, son pseudonyme infantile et son illettrisme numérique.

Trop de terrorisme – phénomène historique dans ses manifestations plus ou moins spectaculaires, par exemple dans la Russie nihiliste de Dostoïevski – et pas assez de terreur : il faudrait à ce point terrifier le spectateur (le citoyen) qu’il s’en retourne chez lui avec dans les yeux et au cœur le besoin irrépressible, urgent, ardent, de vivre autrement, de voir des films différemment.

Certes, pas besoin d’être clerc (de notaire du réel) pour expliquer cet état de fait, cette indulgence indigeste partout répandue, dans la double tension inconciliable d’une société qui agresse et protège, licencie et amuse, dissimule ou équilibre sa violence structurelle par un hygiénisme de bonne conscience et de repentance.

Après la Seconde Guerre mondiale, en Italie, des réalisateurs sortirent des studios garnis de téléphones blancs et de bourgeois sentimentaux, dépeints jusqu’à la nausée par les émules de Mussolini, père et fils, descendirent dans la rue, histoire de filmer une ville ouverte, un voleur de bicyclette, de rendre compte de la réalité, de lui demander des comptes, quitte à user d’une sensibilité, de procédés, issus du mélodrame, ce genre révolutionnaire, bien avant son accaparation par les universitaires US épris de la théorie du genre, pris à tort pour conservateur, voire réactionnaire (pleure, ma chérie, mais reste à ta place, domestique ou sociale), quitte à vite se compromettre en tire-larmes de carton-pâte, de renaître sous une autre apparence sardonique dans la dite comédie à l’italienne.

Par rapport à ce renouvellement économique dicté par la pauvreté mais pas seulement, devant cette exigence vitale et existentielle, l’actuel courant étiqueté social du cinéma français se révèle tel qu’en lui-même la mémoire et la lucidité le changent : une risible tromperie, une détestable imposture, le jeu soi-disant sérieux de nantis et d’héritiers paradant en février en tenue de soirée, rassemblés entre eux lors d’une cérémonie incestueuse qui intéresse les cinéphiles autant qu’un congrès de dentistes, une convention d’assureurs, la réunion d’une holding perfusée par les financements publics et télévisuels (un prochain désengagement de l’arrogante chaîne cryptée au festival cannois ? On en remercierait presque le nouveau patron, apparemment soucieux de faire des économies, lui aussi).

Pour que rien ne change, il faut que tout change, disait en substance Tancrède, et l’horizon semble ici infiniment gris, plombé par les ajournements, les arrangements, les négociations.

Il ne saurait s’agir de tout détruire – même si un démon familier nous souffle que oui, finalement, ceci se résume peut-être à cela, que ça vous plaise ou pas, et vive les lance-flammes –, de rejouer les grands massacres passés, les rééducations aux forceps de la dialectique marxiste ou maoïste, les épurations à coup de crânes féminins rasés, les eugénismes de la pensée individuelle, sûre de son bon droit, de sa saine colère.

Que l’on se garde de nous faire un mauvais procès, de nous dénoncer auprès des RG (ah, Vichy, son hôtel, son parc, ses vieillards et le bon temps des collaborations cordiales), de croire, en toute mauvaise foi, que l’on sacrifie à l’apologie d’un parti, d’une idéologie, à l’amnésie des crimes d’hier commis à l’ombre rafraîchissante de l’alibi théorique : nous ne valons pas mieux que les autres, que vous tous, que toi à cet instant, et l’on ne se prend guère pour un prophète, haranguant ainsi sur les hauteurs d’un Olympe de province, s’époumonant au désert (rouge, attends-moi, Monica) binaire de la modernité connectée (à quoi, sinon son nombril, son acrimonie, sa morale de concierge ?).

Ne désespérons point (si, si, au contraire, nous murmure l’Adversaire), cependant, ne baissons pas les bras ni la caméra.

Dans cet univers indigne et pervers, qui nous ressemble et nous symbolise pour le pire, respirent et rêvent et agissent des hommes et des femmes de bonne volonté, de vraie générosité, de grande beauté (celle des raisons de vivre, celle du corps, également, pas celui que l’on nous vend et contre le puritanisme incitant à son dénigrement, au profit de l’invisible splendeur intérieure, à ne pas confondre, pas de cela dans leur bouche de grenouilles de bénitier, de féministes, d’adeptes de la parité, avec nos viles entrailles, cronenbergesques ou non).

On les avise peu, on les entend brièvement et presque au hasard, d’un livre, d’un disque, d’un long métrage, d’un théorème.

Ils créent, décrivent, se projettent au loin, en avant et en arrière, s’extraient d’eux-mêmes, du solipsisme en seconde nature, de l’autarcie entre amis.

Leurs mots, leurs images, leurs signes, géométriques ou mathématiques, parlent une langue enfin audible, mystérieuse, aventureuse, pourvue d’une étonnante nouveauté, comme si l’on regardait ce qui nous entoure et nous constitue pour la première fois, la fovéa in fine nettoyée des tendres ordures accumulées à longueur de journée assommante, de soirée sidérante, de vie volée avec notre complicité.

Nous ne croyons pas une seule seconde à une quelconque pureté, nous qui aimons tant le cinéma, cet art impur, cet art de baraque foraine et de dames nues (cf. sa protohistoire du côté d’Edison), cet art autrefois premier, dans tous les sens du mot, à présent supplanté par le jeu vidéo, le marketing, les commentaires, la nostalgie, maux lépreux dont on se demande comment il parvient à se défaire, à se prémunir malgré tout, chaque mercredi et dans la durée des années.

Si, de son propre aveu (rageur), Quentin Dupieux enculait Guillaume Canet – une métaphore, rassurons-nous, lors d’un entretien à une revue supposée spécialisée –, les tièdes extrêmes s’attirant, les deux faces de la même pièce logiquement abouchées au gré d’une invective relayée, le cinéma ne s’arrête pas là, à ce dîner de cons auquel chacun mange sa part, dans une assiette à huit euros ou plus.

Le menu vous dégoûte, le cuisinier expose ses mains sales, le service évoque des automates dans un abattoir ?

Rien ne vous oblige à vous rendre dans ce restaurant désespérant, rien ne vous contraint à vous asseoir à cette table minable (« Qu’est-ce que ça veut dire, dégueulasse ? », s’interrogeait Jean S.), rien ne vous soumet à fréquenter des gens méprisants car méprisables, dans les multiplexes, sur la Toile, dans la ville, sur Terre.

Ces anonymes, ces renoms en puissance, cherchez-les, accompagnez-les, découvrez leurs puissances et la vôtre, cachée en surface, à peine assourdie par le bruit du temps et l’épuisement des discours, leur saturation plus létale qu’un bombardement martial.

Pour tourner, une caméra, de l’argent, un scénario, une équipe, s’avèrent nécessaires, à échelle inégale, en parts déséquilibrées – osez le déséquilibre, vous y trouverez, qui sait, une once de sérénité –, mais surtout du talent, des blessures, une passion, une écriture, une absence de merci pour vous-mêmes et ceux qui vous font l’honneur de vous épauler, tout sauf valets d’un génie polyvalent chouchouté par ses assistants.

L’assistanat, laissons cela aux écoles de cinéma, aux politiciens démagogiques (pléonasme), aux populistes de tout poil (on va vous aider, ne vous inquiétez plus, tout ira bien, une fois débarrassés des étrangers, des marginaux, des non-syndiqués, des artistes exogènes, de ceux qui n’appartiennent pas au sérail, à la coterie, à la grande famille hypocrite, à l’organisme malade du corps social).

Jouer les Hamlet tenté par le grand sommeil de Chandler peut avoir une ou deux vertus, faciliter votre parcours en société, vous attirer une poignée de félicitations et d’étreintes entre vos draps, mais souvenez-vous de la tunique de Déjanire, du beurre de Brando, de l’opium de Leone.

Voulez-vous payer à ce prix, celui de votre identité, de votre éthique, de votre pratique, un cinéma et une biographie en médiocres imitations de la vie, en caricatures puériles, en ersatz d’extases et d’embrasements ?

Le cinéma en particulier, pour les raisons supra, l’art en général, tangentes essentielles au monde, moyens superbes, avec la science, davantage ésotérique et terrifiante, de le remodeler, le modifier en profondeur, dans les consciences et les cœurs éveillés, n’existent pas afin d’endormir, d’apaiser, d’immerger dans un parc d’attractions (survival ou non).

Au contraire, les récits sur grand écran, ceux que nous célébrons, instaurent avec le public une distance foncière, paradoxale, souveraine et non brechtienne, sans laquelle il ne peut se retrouver lui-même, sans laquelle nulle relation adulte ne peut s’établir entre l’œuvre et son récepteur (radio ? Méfions-nous itou des médiums), hors de l’hypnose, du somnifère, du baume.

Que le cinéma fasse déferler sur nous ses énergies sombres et lumineuses, les deux indissociables, mariage infernal et mécanique de l’éther et du Léthé, pluie noire et plus aveuglante que celle doublement balancée sur le Japon au nom de la liberté – ah, ces trois mots suprêmes ridiculisés au fronton des mairies médiévales, avec leur seigneur et serfs –, qu’il ne nous fasse plus de cadeau, ni ne nous vende de cartes, de forfaits, de pop-corn, de cycles pour fétichistes, de niches générationnelles, de succès sous le signe du plus petit et vilain dénominateur commun.

Que l’absolu, pour une fois, rien qu’une fois, se manifeste aussitôt, et peu importe si l’on y perd sa voix, sa raison ou même la vie.

Que nous vaut de la perdre, connaissant cette épiphanie laïque, poétique et politique, au lieu de continuer à survivre de bégaiements, de retournements, de rampements sur des rails bien tracés menant au terminus (le travail libère, se gaussaient-ils dans leurs uniformes), au degré zéro de la présence, au silence ruminé ?

Le prince shakespearien du Danemark, on le sait, utilisait le stratagème esthétique et méta d’une pièce de théâtre en abyme pour faire surgir la vérité, l’ignoble, insupportable et réjouissante vérité, son spectre de père mortellement empoisonné via son oreille (sorcellerie sonore négligée par les réalisateurs aveugles, dévaluée en gadget absurde par les ingénieurs) – et si le cinéma se prenait à l’imiter, à rendre l’illusion éclairante, terrassante, transcendante ?

Nous réfutons les soins (palliatifs) et appelons de tous nos mots encore trop timorés, mesurés, classiques (chassez le naturel) ce ravissement dévastateur, cette déchirure de l’écran, ce fracassement du miroir.

Derrière ne se moque peut-être que le vide glacé, fétide, ontologique, plus vieux que le langage et l’espèce : une mauvaise raison supplémentaire de se taire, de ne rien faire, alors que tout, aujourd’hui, nous invite, par antithèse, à ne pas renoncer, à filmer/vivre selon l’ardeur et l’honneur (matériau à usage unique, comme les allumettes, soulignait Pagnol à raison).

Entendez-vous mugir ces féroces soldats ?

Ils ne viennent pas apporter un chant de liberté mais la libération elle-même, cavaliers apocalyptiques sur des destriers de celluloïd, horde sauvage au crépuscule des idoles.

Couper les têtes ?

Vous n’y pensez pas !

Mais couper définitivement le film à notre guise, le monter dans l’ordre ou le désordre qui nous plaira, occuper notre place des deux côtés de la caméra – réaliser l’étendue des possibles, réaliser l’ampleur de nos pouvoirs, réinvestir toutes les sphères de l’activité humaine, reconquérir l’estime et le sourire de celui ou celle qui nous observe dans la glace de la salle de bains le matin, dans l’obscurité de la fiction fraternelle au soir émancipateur. 

Osons un soupçon de trivialité, de ferveur : de la pourriture naissent le fromage et les mouches, pourquoi pas le sursaut et l’espoir ? 
   

Commentaires

  1. L'envers des choses (1983) de Guy GILLES
    https://www.youtube.com/watch?v=sxcB6cHEfAc
    les inconnus - Pas de begonia pour le cave
    https://www.youtube.com/watch?v=-FEXrDzInfE
    THE SPARKS BROTHERS - Official Trailer - In Theaters June 18
    https://www.youtube.com/watch?v=EOUsIYESOpM
    Pierrot, Pierrette (1924) - Film muet COMPLET
    https://www.youtube.com/watch?v=QnRqESzk69Y
    Top 5 Musical Jim Jarmusch - Blow Up - ARTE
    https://www.youtube.com/watch?v=Jf28E9p_7cY

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    1. http://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2021/09/brice-de-nice.html?view=magazine

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