Cría cuervos : Les Grandes Vacances


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Carlos Saura.


Poe écrivit un poème (et expliqua son mécanisme), van Gogh peignit un champ de blé (et une fillette nue assise, et un enfant blond souriant), Saura filma une/deux Ana, « au plus haut des cieux » découverts de l’Ibérie de naguère.      

Ana, face à la caméra, se souvient et se raconte : « J’ai toujours eu peur, dans mon enfance. »

Dans ou de ?

Et à qui donc s’adresse Geraldine Chaplin, son beau visage singulier magnifié par un réalisateur épris, ne se privant pas, toutefois, de lui voler sa voix, à l’instar d’un Feyder divisant Marie Bell prise au piège d’un grand jeu amoureux ?

À un psychiatre, un historien, au spectateur, à celle qu’elle ne reconnaît plus, qui gît encore en elle à la façon d’une enfant mort-née, d’un membre fantôme amputé/ravivé par les souvenirs et leur formulation solitaire, là contre un mur, le regard perdu dans le nôtre, adresse à confesse qui interpelle et crée l’illusion d’une conversation réduite à un monologue illustré par sa psyché ?

Énigme d’une parole dans le vide, d’un film clair et mystérieux, à l’image de l’enfance retracée, réinventée, par une adulte portant les traits de sa propre mère.

Cercle du récit et de la réalisation, ouverte et fermée sur deux panoramiques identiques et pourtant opposés.

Saura, agent immobilier ironique d’une maison des morts où le passé ne passe pas, élabore une géométrie de la mémoire, de la féminité, de l’intériorité.

Sans nous perdre un seul instant (cf. un festin nu à Tanger), sans nous asséner une allégorie politique devenue depuis cliché critique – recevoir n’importe quel film de sensibilité hispanique à travers le prisme politique, quitte à transformer en auteurs, voire en visionnaires, des fanboys n’en méritant pas tant, tel cet arpenteur d’échine diabolique égaré dans un labyrinthe panique et surtout adolescent –, il place sur le même plan les différents niveaux de réalité d’une conscience placée sous le signe de l’absence, de la réminiscence : la seule montée d’un escalier suffit à traverser les temporalités, à se retrouver plus jeune ou déjà vieillie d’un savoir littéralement mortel.

L’enfance en huis clos, en circuit fermé, évadée dans des fictions d’assassinats familiaux, lestée du poids de la perte d’un animal familier, l’enfance qui joue aux adultes le temps d’un déguisement, d’une chansonnette tristement pop, bluette addictive du départ et hit réentendu à la fin, dans le soleil enfin regagné – cette villa à l’abri de la ville, dissimulée derrière de grands panneaux publicitaires, abrite un été mortuaire, un gang de filles dociles et hostiles, un gynécée en puissance et au pouvoir, pendant que les hommes, vêtus d’uniformes, succombent à l’orgasme, courent après le jupon, flirtent autour d’une tasse de café, défilent autour d’un cercueil d’apparat (funérailles domestiques en répétition des nationales, n’en doutons point).


La retranscription précise, quasi fantastique, du mortifère climat franquiste, conjointe à un imaginaire morbide évoquant la culture mexicaine privée de son caractère ludique, à une sorte de dannunzianisme délocalisé en terre madrilène, épouse l’observation d’une petite fille saisie de l’intérieur, Saura parvenu, par l’on ne sait quel miracle laïc, à donner à voir et à ressentir le monde par les yeux d’une gamine (la persona et l’actrice) se prénommant « pour de vrai », elle aussi, Ana.

Débarrassée des loups de la maison de fous métaphorique, où succombait in fine Geraldine, encore Ana, en muse violée, scalpée, tuée d’une balle dans la tête, devant l’objectif de son amoureux (cruauté wildienne obligeant à détruire ce que l’on aime), Mademoiselle Torrent observe avec un regard d’une sidérante gravité la comédie sociale et sexuelle de l’Espagne d’alors, pourrissante, asphyxiante, terrassante (elle se couvre le visage de la terre jetée sur le petit cadavre de son cochon d’Inde encagé, signe antique de deuil, les cendres dans les cheveux d’Antigone, disons, et parure enfantine d’une mini guerrière bien décidée à occire sa tante directive, après son papa queutard).

Saura, on le sait sur ce blog, amateur de peppermint très frappé, héritier de l’ivresse du vertige hitchcockien, convoque les soupçons du maître au moyen d’un verre de lait assez peu catholique mais au final bien inoffensif (bicarbonate de soude confondu avec de l’arsenic par la « pensée sauvage » de l’enfance).

Pulsions de mort en héritage, transmises de père en fille (élever des corbeaux, en effet, pour qu’ils vous mutilent ensuite, l’iris ou le cœur), qui viennent buter sur l’écueil coupant, déchirant, du réel irréversible : Ana, pauvre petite fille riche prisonnière de son horrible pays d’Alice aux merveilles de la dictature et de l’imposture, ne peut que hurler dans son lit humide, appeler vainement sa maman, qu’elle ressuscite en séquences vivantes et bouleversantes, spectre tendre et fidèle passant et repassant devant la porte de sa chambre (verte), mater vraiment dolorosa, de surcroît bergmanienne, à l’agonie (cancer trivial ou tuberculose romantique) se tordant sur son lit de douleurs, transpercée par cette découverte encore plus fatale que la maladie : « Il n’y a rien ! »

Oui, l’ultime frontière franchie, aucun paradis, nul enfer en doublon de celui des jours vécus, hors les vers voraces et les photographies d’autrefois, autel mémoriel auquel sacrifie la grand-mère muette et invalide (momifiée façon Norma Bates), au son d’une morne rengaine.


Faire des enfants, établir une lignée, s’occuper des marmots d’autrui – beau personnage de la bonne-gouvernante, tourné du côté de la vie, ses seins volumineux, généreux, montrés à la gosse curieuse, en butte au mépris de classe de la nouvelle mère, celle-ci s’attirant cependant notre sympathie par sa maternité malheureuse, ses infortunes sentimentales –, crever rongée par un mal nié (« Tu n’es pas malade », serine ingénument le général promis au trépas), copuler dans la couche du couple conjugal, prendre la fuite devant l’irréparable dérisoire, croiser le regard insondable d’une enfant, sa culpabilité ravalée dans la gorge, son soutien-gorge apparent dans le désordre du rut interrompu par la Faucheuse (mort présidentielle hexagonale, remember Félix Faure), un peu avant Angie Dickinson dans l’ascenseur de Brian De Palma, un peu après Deborah Kerr relookée par l’éducation anglaise d’innocents possiblement pervertis, en présage de la paranoïa d’outre-tombe de Nicole Kidman allergique à la lumière, gardienne défunte de sa progéniture perdue – longue file de destins féminins, chaîne de tradition et de domination (mais les mâles, ici, s’apparentent davantage à des pauvres diables, englués dans leurs bassesses, leurs difficultés financières, que Saura, vacciné contre une paresseuse misandrie, ne juge pas, laissant cela à ses commentateurs dits progressistes ou féministes) bientôt rompue par le grand sommeil du caudillo et l’éveil de la Movida.

Notre petite héroïne, positionnée à deux moments particuliers, dans deux espaces différents (et si elle avouait tout cela, ses péchés imaginaires, depuis un quelconque enfer ?), poignante particule quantique au miroir de la fiction et de la récollection, y occupe une place entre larmes et danse (avec chaque sœur, à tour de rôle), détestation (« Je veux que tu meures ! » vomit-elle à sa pauvre tante, jolie bourgeoise préoccupée par le décorum à table, incapable de combler son vide affectif) et routine rassurante (brossage de chevelure, bain collectif, la nudité génitale aujourd’hui proscrite selon les censeurs préoccupés par la pédophilie), présence de l’absente et projection vers l’avenir (le présent intemporel du récit de Geraldine, dédoublée dans la diégèse, mère et fille, muse et martyre).

Au fond d’une piscine aussi asséchée que les âmes grises des adultes, notamment de droite, l’enfant sauvage bien peu truffaldienne descend dans le fleuve de son histoire, se raconte des histoires, refait l’Histoire.

Spectatrice de sa vie enfuie, schizophrène au teint blême de camée (la sculpture de poche, pas la drogue, sinon celle, psychique, de l’opium de la subjectivité), pythie survivante (car elle les enterre toutes, les vivantes et les mortes), Ana se remémore encore des pattes de poulet sectionnées conservées au réfrigérateur, des posters de Paul Newman ou Clint Eastwood sur les murs de son repaire partagé, un pistolet de guerre civile, cadeau empoisonné sous le sceau de la virilité fratricide, un suicide doué d’ubiquité, imaginé depuis le jardin de la propriété, via le toit d’un haut immeuble parallèle à l’étouffante bâtisse du souvenir (la caméra flotte à cet instant, aussi instable que le courant torrentiel de conscience), des photos de vacances inquiétantes dans leur distance fixe et leurs sourires de surface.

Le cinéaste ne délivre pas une fable rassurante sur le passé définitivement inhumé, sur l’ardeur supérieure aux ombres, sur l’enfance en promesse de renouveau – au contraire, la malédiction semble se poursuivre vingt ans plus tard, vingt ans après, ainsi que parmi les mousquetaires de Dumas (évasion littéraire), le même double corps adulte d’actrice en paraphe de la compulsion, angles spéculaires d’un triangle infernal dont la gosse occupe le côté le plus acéré, foyer noir et lumineux irradiant le film, dans sa forme et son point de vue d’enfant sage et violente, petit ange cru exterminateur et rêveuse avérée en retrait.


Témoin devenu locuteur, jeune femme ne pouvant faire le deuil d’elle-même, comme, enfant, elle ne parvenait pas à accomplir celui de sa mère, la réveillant dans ses rêves (infantiles, maternels), elle paraît porter les stigmates de son parcours, inguérissable et sans pardon, plaquée contre un horizon aboli, petite sœur mature de la gamine de Cronenberg traumatisée par le divorce hardcore de ses terrifiants et impuissants parents.

Mais Carlos, père provisoire de cinéma, veut croire à un futur, il lui accorde par conséquent une seconde chance, sise dans le passé.

Les vacances s’achèvent, la demeure hantée s’ouvre, la tante ne meurt pas en buvant sa poudre blanche, la rue résonne de voitures et de passants, l’école au dôme bulbeux, sanctuaire religieux et républicain, se remplit des courses et des cris de jeunes filles en fleurs, tandis qu’à l’extérieur, des buildings phalliques se dévoilent au son de la chanson guillerette, réponse au piano classique et mélancolique de la mère (instrumentiste avortée/frustrée), antidote à la morosité, à la stase, au ressassement, puisque ses paroles de rupture et de désamour se lisent de façon réversible : il faut partir de cette Espagne-là, il faut haïr son hier, il faut délaisser l’enfance radieuse et blessée, même s’ils coulent toujours dans nos veines, nous modèlent pour une large part, nous définissent par opposition.

Juste avant cette sortie, cette renaissance physique et politique, la sœur aînée, attablée dans la cuisine, raconte à son tour un rêve à la petite Ana, cauchemar dans lequel les parents disparus ne pouvaient la sauver d’hommes en noir, la ravissant pour mieux la tuer, rescapée in extremis du territoire onirique par le brusque retour de la veille (l’état de non sommeil et le jour d’avant).

La coda de ce grand petit film triste et solaire, sensoriel et autarcique, succès public et critique, montre cela de la plus juste manière, avec une bouffée d’oxygène et de mouvement (movida, so), de vitalité et de clarté.

Dans cette maison funèbre (pragmatisme des volets clos contre la chaleur sudiste), tyrannie décrépite, utérus stérile enfantant de troublants et charmants petits monstres, les enfants s’animent et s’apprêtent à quitter le nid pourri, mensonger, condamné, à peine amendé par les contes d’une mère, hélas renforcé par sa faiblesse de femme malade (les esclaves se marient avec leurs maîtres, les victimes s’amourachent de leurs bourreaux, en bonne logique masochiste et paradoxale, l’inconnu, la liberté, la responsabilité, l’action, bien plus lourds à porter que tous les jougs, symboliques ou non).

Ana, et nous avec elle, dit adieu, au moins jusqu’aux prochaines vacances, à ses années de deuil et d’errance, au matriarcat et aux miroirs, à l’isolement et au solipsisme.


Créature de cinéma, reflet du petit être endormi en chacun, révolutionnaire et conservateur, démiurge et démuni, elle s’élance à la suite de ses sœurs et des élèves au sein de Madrid, cité entrée, avec des interrogations mais sans regret, dans la démocratie, l’économie de marché, le nouveau cinéma (mal éduqué, pas uniquement dû à Pedro) et le « mariage pour tous » (et si les petites filles, au lieu de focaliser l’énergie de leur désir sur leurs pères, ne désiraient finalement que se marier avec leurs mamans ?).

Souhaitons-lui d’être heureuse, et vivante, et aimante, puis quittons dans son bel élan notre tombeau de mots, « sautant hors de la page » dans le sillage d’une Kate Bush relisant Joyce et l’émancipation affirmative de Molly Bloom.

Vois : la vie t’appelle, cinéphile, ami, camarade, résistant, artiste, enfant, alors lève-toi à sa mesure, deviens toi-même et apprends à rire, la porte temporairement fermée sur ta souffrance (d’enfance), tes désillusions (qui reviendront), ton infinie tristesse (à la hauteur de tes puissances intérieures, de ta confiance fervente).

Ana, palindrome et môme, énigme et solution, nous montre la voie, nous exhorte de sa petite voix – il faut l’écouter, la redécouvrir, l’oublier, afin de vivre réellement sa vie.    


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