Traitement de choc : La Cage dorée


Suite à sa diffusion par ARTE, retour sur le titre d’Alain Jessua.


On sourit souvent, on frémit parfois, en découvrant cet opus d’un réalisateur franc-tireur, homme humble et sympathique, semble-t-il, qui fit pire (Frankenstein 90, subi en salle, avec sa créature incarnée par… Eddy Mitchell !), bien mieux (Paradis pour tous, ultime rôle de Patrick Dewaere, réjouissante satire de « l’insoutenable bonheur » décrit par Ira Levin, à Stepford ou ailleurs), se tint parfois entre les deux (En toute innocence, agréable mais inoffensif jeu du chat et de la souris entre le « notable bordelais » (pléonasme cher à Alain Juppé ?) Michel Serrault – lui aussi en fauteuil roulant – et sa bru adultère Nathalie Baye). Traitement de choc se rattache à ce dernier, à l’évidence et pour plusieurs raisons. On y trouve une critique sociale à la Chabrol – pour aller vite : bourgeois, donc coupables –, un milieu autarcique et incestueux (cela pourrait vite dégénérer en orgie, il faudra se contenter de la nudité de groupe et dune « flagellation » avec algues dans un sauna), affrontement rejouant l’éternelle « guerre des sexes » et, last but not least, un humour constant assorti d’une inquiétude discrètement métaphysique (cf. notre lecture de La Femme infidèle). Jessua aime le fantastique, surtout en littérature, et sa modernisation du vampirisme rime avec Je suis une légende (1954), signé par Richard Matheson (« C’est mon film le plus américain », confesse Alain à l’amical Olivier Père, auteur d’un intéressant article davantage enthousiaste ; pour information, New Line Cinema, société spécialisée dans le « genre », distribua le titre aux USA).


L’individualisme, caractéristique « mythique », politique et esthétique majeure de la culture étasunienne, en dialogue didactique, volontiers démonstratif, avec la collectivité (Capra et consorts), incombe ici à l’inattendue Annie Girardot, qu’un portrait télévisé très dispensable, vu hier, réduisit à cette rapide et laconique épitaphe : « Elle ne joua toujours qu’un seul rôle : le sien. » Osons rappeler aux amnésiques (et aux nécrophiles) qu’un acteur travaille, « compose », fait des recherches, anime son personnage avec mille autres choses que sa personnalité, sa petite enfance, le « misérable tas de secrets », pour parler tel Malraux, de sa vie individuelle, et la grande Annie, peinte sur ce blog par nos soins, ne fit pas exception. Dans Traitement de choc, on admire le jeu de Mademoiselle Girardot, son énergie, sa drôlerie et sa tristesse, mais on rencontre aussi Hélène Masson, femme riche d’origine modeste (comme vous devinez qui), venue suivre à Belle-Île-en-Mer (pas encore colonisée par Souchon & Voulzy) une petite cure de thalassothérapie un rien spéciale. Femme esseulée que son amoureux vient de quitter (l’ombre de Renato Salvatori la suivra jusque là-bas, au propre et au figuré), elle ne supporte plus son visage dans la glace, y percevant d’avance les rides et le reste. Dans un beau monologue, moment le plus émouvant du film, elle dit tout cela, en regard caméra, au charmeur professeur (Delon, en retrait, retrouvé douze ans après Rocco et ses frères), éloigné d’elle dans l’espace de son bureau peuplé d’angles aigus, cependant rapproché (nous avec lui) de son désarroi par le cadrage et le montage.


Jessua « reste » intelligemment sur le visage de l’actrice, zoome avec douceur sur ce paysage alors (et aujourd’hui encore) si populaire et présent. Mots simples, mots justes, mots vrais, non pas lourds de narcissisme (quoique) mais d’une évidente dimension méta (une comédienne, un certain âge atteint, à Hollywood, notamment, entend les sonneries de son téléphone se raréfier). Deux autres scènes méritent qu’on y revienne. Dans la première, les « huiles » locales, en train de se dorer, huilées au soleil, de baigner dans leur séjour rituel au sein d’un établissement à la décoration intérieure conçue par Paco Rabanne (ah, le col « pelle à tarte » du chemisier émeraude de Miss Masson !), se baignent tous ensemble et entièrement nus dans l’eau fraîche de la côte pour une fois (plaisanterie sudiste) ensoleillée. Nous voici devant un happening joyeux et ludique, témoignage d’une époque et souvenance édénique d’un paradis perdu. Le scientifique cynique (il effarouche ses patients dans son gros avion phallique, les faisant détaler à l’instar des moutons qui les côtoient sans les nourrir, ou plutôt d’une façon différente, plus médicale), sentimental à ses heures perdues (il avertit Annie, lui propose de partir, lors d’un verre bu dans un bar du cru, ses tenanciers soupçonneux en butte aux villageois étrangement enrichis), ancien explorateur d’Amazonie (sa bibliothèque, avec ses illustrations des sévices infligés par les « indigènes » aux « visages pâles », ravira bientôt les journalistes racoleurs de Ruggero Deodato, punis pour leurs péchés scopiques, et les nôtres, dans l’éprouvant Cannibal Holocaust), se désape fissa et plonge dans l’onde revigorante, ne résistant pas à l’appel du large et de la liberté (beau travelling latéral sur la plage, épaulé par de puissantes percussions africaines). « Nudité frontale », comme disent les (puritains) critiques outre-Atlantique, bain collectif en miroir du grand bain du film, où le capitaine-cinéaste, producteur, scénariste, mène sa barque indépendante à bon port, vers le dernier climax.


Hélène s’y voit poursuivie par tout le monde (bonnes intentions proverbialement néfastes), pourchassée par les barons rajeunis, les avocats épris, les étrangers sans papiers servant d’agents d’entretien puis de matériau cellulaire et organique. Deux grands chiens (ceux de Brigitte Lahaie ?) esquivés in extremis, elle pénètre enfin dans le laboratoire et nous à sa suite (Jessua inclut le spectateur dès le générique, en passager à l’arrière de la voiture durant son périple touristique). Delon joue les Mengele breton et carbure à ce que l’on n’appelait pas encore le « marché du vivant ». Derrière lui, un cadavre de Portugais pendu, le ventre ouvert, coffre-fort profané (présage de la hippie empalée sur l’esse de Massacre à la tronçonneuse) pour réaliser le rêve cauchemardesque des élites de la France glacée, sous peu en crise, des années 70, décrite par le parallèle et sépulcral Un flic de Melville (le spectateur contemporain pense à Giscard, Jessua aux « années fric » de Mitterand). L’hallali convainc plus que la métaphore et son marxisme superficiel (Pasolini, Romero, Eli Roth, dresseront de mémorables tableaux infernaux dédié au capitalisme généralisé), mais que l’on se rassure : Hélène, même menottée pour le meurtre du professeur en lointain cousin de Pierre Brasseur dans Les Yeux sans visage, amant rigolard d’un soir (belle complicité extra-diégétique, bien sûr), s’en sort vivante, emmenée dans une DS chipée à Fantômas par le policier acheté, client de cette usine à jouvence abreuvée par une main d’œuvre sacrifiée (vraiment datée, de surcroît, beaucoup d’habitants de Porto émigrant à l’orée d’une décennie agitée, terreau de la célèbre « révolution des Œillets »), puisque son interprète, avec son statut de star et sa « nature » personnelle (disait-elle) d’infirmière, ne saurait succomber, pas même à un cancer des poumons, déguisée en Françoise Gailland, par exemple.



Tandis qu’elle s’éloigne de l’enfer sanitaire, de nouveaux participants au jeu cruel font leur arrivée, sur des accords douceâtres de bossa nova, et la caméra de Jacques Robin (directeur de la photographie et réalisateur d’un intrigant Monsieur Sade, les vieux beaux de Jessua bien innocents, face aux libertins sadiens) s’élève afin de cadrer une dernière fois l’île des morts et des vivants, des jeunes et des vieux, des riches et des pauvres, des hommes et des femmes, avant qu’un carton ironique ne vienne, contrairement à la mention légale et habituelle du générique de fin, lier cette fiction à la réalité. Terminons par des souvenirs : en 1953, L’Amour d’une femme contait les mésaventures d’un médecin à Ouessant, la belle et combative Micheline Presle magnifiée par Jean Grémillon dans son mélodrame maritime ; en 1983, Francis Leroi (roi du X hexagonal des seventies), suit avec talent une seconde doctoresse sur une île de Normandie pour Le Démon dans lîle, et la met aux prises avec de l’électro-ménager assaillant ses utilisateurs, Anny Duperey, endeuillée, finissant par ouvrir à son tour sa propre boîte de Pandore – trois destins féminins, trois décors insulaires, trois fables délectables sur les noces de sang et de violence entre la raison et l’émotion, la solitude et l’entraide, l’hubris de l’espèce et l’éternité de la mer…

                        

Commentaires

  1. Billet riche de mots piquants,formules pleines de sel
    "l’hubris de l’espèce et l’éternité de la mer" !

    "Le soleil... Avant, il n'aimait pas s'y exposer, maintenant, il a l'impression d'être une vieille pile qui a besoin de se recharger de plus en plus souvent. Il comprend enfin pourquoi sa mère, à la fin de sa vie, pouvait passer des heures et des heures à se faire rôtir. Elle luttait, et ses amis d'un certain âge aussi, contre ce froid qui nous gagne tous inexorablement. Se mettre en sommeil tandis que, espère-t-ton, l'énergie diffusée par chaque parcelle de l'univers vous enveloppe et vous régénère peu à peu..."Petit ange de Alain Jessua

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    Réponses
    1. Merci pour ce bel extrait du cinéaste réinventé en romancier, ne pouvant que parler à votre serviteur sudiste, qui aussitôt se souvient des toiles solaires et solitaires du sieur Hopper...

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