La Prophétie des ombres : Un pont entre deux rives
Suite à sa diffusion par NRJ 12, retour sur le titre de Mark Pellington.
Voici un film nocturne, hivernal,
endeuillé, qui prend le fantastique au sérieux et se donne les moyens de faire
entrevoir l’invisible. Bien entouré par des artistes talentueux – citons,
principalement, le directeur de la photographie Fred Murphy, le monteur Brian
Berdan et les deux compositeurs de tomandandy – le réalisateur, nanti d’un
riche univers graphique allant du clip au documentaire, en passant par la publicité,
la poésie et la « captation » de concert (on recommande la visite de
son site officiel), délivre une œuvre injustement méconnue, accueillie avec
tiédeur, visionnée en VO par votre serviteur hier soir, sur une chaîne dispensable
peu accoutumée à autant de finesse adulte, dans sa « case » baptisée Les Portes
de l’angoisse, introduite par des mains en mouvement dissimulées
derrière un drap-écran entièrement blanc. Le scénario de Richard Athem,
apparemment infidèle au livre de John A. Keel, délaisse la fumée fumeuse de la
parapsychologie – mais la psychologie tout court provoque déjà notre rictus –
au profit d’une solide structure classique en trois actes, dotée d’un sens
presque abstrait de l’épure, l’apparentant à une ligne droite au milieu des
ténèbres, diégétiques, formelles et humaines.
John Klein, avatar symbolique et
familier d’Orphée sous les traits d’un journaliste du Washington Post, mène une
enquête existentielle aux confins de la folie et du mythe, de l’hallucination
et de la foi. Si Delon, dans le chef-d’œuvre de Losey, suivait son double
insaisissable jusqu’au Vélodrome d’Hiver, antichambre infernale d’un voyage
historique sans retour, son homonyme choisit de refaire surface, littéralement,
après sa chute immobile dans les eaux sombres de l’affliction, retrouvées à
dessein et au sens propre dans la catharsis
du final. D’un accident banal dans sa liesse, sa vitesse, sa sécheresse, à une
catastrophe engourdie, n’en finissant pas d’arriver, La Prophétie des ombres
joue du temps individuel et de la perception subjective : ce territoire
cinématographique indécis, non euclidien, quasi
quantique, où l’on peut faire six cents kilomètres en seulement une heure, se
retrouver aux frontières d’un état et dans une petite ville qui ne mène vers
aucune métropole, croiser des doublures de soi-même et d’autrui, recevoir des
appels téléphoniques venus de nulle part, sinon, peut-être, de sa conscience
orpheline et blessée – tout le long métrage peut se lire en discrète et
réaliste « fugue psychogénique » –, résonne bien sûr avec ceux de Rod
Serling, Michelangelo Antonioni, David Cronenberg, David Lynch, Chris Carter et
John Carpenter, pour se limiter aux correspondances les plus évidentes.
De manière davantage secrète et
attirante, il sonde la psyché attristée d’une Amérique désenchantée, collectivité
dévastée après les attentats méta du 11-Septembre (une pensée de saison pour la
capitale hexagonale). Le film débute d’ailleurs à Washington et s’éloigne assez
vite de la capitale du pouvoir, afin d’investir la Virginie-Occidentale de
l’ironiquement nommée Pleasant Point, bourgade rurale, mentale et spectrale, à
laquelle Pittsburg et ses environs prêtent leur paysage de tournage dépressif et anxiogène
(Romero & Cimino y situèrent leurs propres fables sociales, létales, peuplées
de morts-vivants et de survivants du Vietnam). Le journaliste désabusé, du
monde et de lui-même, parle à la TV de gens en colère, déçus par la « chose
publique » et le comportement de ses représentants ; plus tard, il
rencontrera brièvement, sans parvenir à le convaincre d’une menace écologique
imminente, un gouverneur adepte du rassurant discours de collusion avec les
intérêts économiques. Comment redonner sens à une vie et à une nation après un
traumatisme inguérissable, l’absurdité d’un cancer ou la vilenie d’une
politique étrangère, soudainement, sauvagement et scandaleusement exposés à la
vue de tous ?
Pellington, renversant les rôles et
les attributs traditionnels – à l’homme la raison, à la femme l’émotion –,
donne à voir une masculinité entamée, prompte à s’engouffrer dans un imaginaire
morbide à base de précognition, de messianisme, d’yeux rouges et
d’homme-papillon, improbable psychopompe aussi grand qu’un arbre, dont le
visage terrifiant apparaît furtivement dans le cahier d’une mourante ou un
traître miroir, brisé à coup de tête en esprit l’instant d’une tentation, face
à une féminité du côté des forces de l’ordre, de l’équilibre et de la vie. La
policière offre à l’enquêteur amateur une seconde chance, un nouveau départ,
une résurrection laïque et profane, elle qui, en songe, se noya parmi
d’incongrus cadeaux, heureuse enfin de lâcher prise, de se laisser glisser dans
les abysses qui nous attendent tous avec impatience. Connie ignore ce qui
advient après la mort mais, la veille de Noël – Capra surgit là où l’on ne
l’attend pas, l’ange gardien de Stewart devenu un flic aux larmes touchantes –, elle prend la peine et le plaisir
d’appeler celui qu’elle aimera peut-être, qui saura peut-être l’aimer en
retour, pour l’inviter à venir la rejoindre, et ce dernier fera bien plus, in fine, la sauvant de l’onde sombre et
glacée, la cherchant auparavant sur le pont entre les mondes, entre les états,
entre les temporalités, au milieu d’un grand embouteillage (pas celui de
Comencini, certes) causé par des feux de signalisation en panne (de cœur et de
lueur).
L’épilogue pouvait autoriser un
redoutable spectacle pyrotechnique, mais l’auteur d’Arlington Road, thriller
paranoïaque de voisinage à l’excellente réputation, et de plusieurs épisodes de
Cold
Case, aimable série policière nécrophile et vintage, ne cède pas d’un plan à son rythme ni à son langage d’ensemble,
et la scène s’avère un beau moment de dilatation symboliste, le sauvetage métaphorique
et organique d’une blonde Eurydice cristallisant les enjeux du récit,
reformulant ses figures (Klein en véritable Indrid Cold, via les ailes lourdes de son manteau trempé) et son herméneutique
polysémique (le macabre décompte, tel celui du crash d’avion à Denver, vérifie l’hypothèse mystique ou confirme
l’ironie du hasard). Avec son motel nommé Avalon, avec son personnage de
scientifique (trop rare Alan Bates) terrassé par le surnaturel, ermite de
Chicago divorcé, ne voyant plus ses enfants – notez l’absence remarquable de bambins
ou d’adolescents, à l’exception du jeune couple d’amoureux sur le point se
marier, comme pour exorciser la rencontre incompréhensible avec l’inexplicable
–, avec son « bon chrétien » (très crédible Will Patton) transi de
froid mais loin du labyrinthe de l’Overlook, avec ses solitudes en sursis dans
le vide immense d’un monde sans soleil et dans Dieu, la caméra élégante,
aérienne et bienveillante de Pellington explore un cauchemar ouaté, une douce
descente aux enfers du doute et de la déréliction, sans sexe (silhouette floue
de l’épouse sous la douche, drolatique étreinte impromptue/interrompue dans le
placard d’une maison à vendre) mais pas sans espoir, la puissance érotique,
nécessaire à la création et à la vie de tous les jours, déplacée vers le
mélodrame, courant souterrain du genre, jusque dans ses variations-incarnations
poétiques (l’épouvante) et outrancières (l’horreur).
Richard Gere, l’un des acteurs les
plus mésestimés de sa génération, « gravure de mode » lestée d’une
fraternelle mélancolie, aussi à l’aise en gigolo américain, en danseur de
claquettes durant les années 20, qu’en professeur de musique pleuré par son
chien, et la belle et tendre Laura Linney, appréciée chez Eastwood, Weir ou en tandem avec Jennifer Carpenter possédée,
forment un beau duo, dont les fêlures ne peuvent qu’émouvoir ceux qui connaissent
la perte irréparable d’un « être cher » ravi à leur amour trop bref
ou maladroit. En définitive, peu importe la véracité des « faits réels »
sur lesquels repose l’histoire, et l’étiquette générique apposée sur le film,
avec une réticence de bienséance ou un franc mépris critique : La
Prophétie des ombres, sans une once de facilité, sans recourir jamais à
un quelconque prosélytisme (crucifix, églises, allusions à des versets
bibliques à peine aperçus), accompagne avec brio
le parcours métaphysique et sentimental d’un homme qui nous ressemble (à
l’auteur de ces lignes, au lecteur, à la lectrice), qui « traverse »
sa vie et celle des autres en se posant des questions, en essayant d’y
répondre, dans la douleur indicible et l’élan vers le bonheur, dans la
rédaction de son roman identitaire et l’action dépourvue d’héroïsme, entre les
morts à ne pas abolir et les vivants à chérir – grandeur d’une filmographie
décriée, ou adulée, pour de mauvaises raisons, et d’un film humble dans son
ambition affirmée, fier dans la lucide clarté de son regard, celui d’un cinéaste
lui-même confronté à un double drame familial (Alzheimer filmé de son père,
décès de sa compagne deux ans après la fiction).
Oui, la femme irremplaçable ne
reviendra pas d’entre les ombres, et personne ne peut sauver l’univers, même
mystérieusement prévenu de ses tourments (cruelle loterie du malheur), et l’odyssée
intérieure, souvent apeurée, au sein de cette « vallée de larmes »
(pourtant capable de dispenser la beauté, l’intelligence et la noblesse) épuise,
évide, éconduit. Mais les contes de Noël existent également, dans l’opus de Mark Pellington et en
dehors : à l’intérieur de la nuit de l’âme brille la flamme fragile et
irréductible d’une espérance, aussi précieuse et usée que le portrait solaire,
suave et sexy (Debra Messing, rousse
rêveuse transformée en Marie-Madeleine sur le petit écran !) d’un amour
perdu et sauvegardé, qui nous sourit depuis l’autre rive, qui nous donne un
éternel rendez-vous. Il faut donc tenter de vivre, quitter la chrysalide partagée,
puis s’envoler dans la lumière, morale stoïque et généreuse, ici illustrée
assez superbement.
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