Vers l’autre rive : J’ai épousé une ombre


Amours défuntes, amours des feintes (Serge pour Jane), réalité biaisée, reflet d’un ailleurs déjà là : suivons, avec ravissement, Mizuki, Yusuke et Kiyoshi dans leur trajectoire sentimentale et stellaire.


Les doigts hésitants d’une enfant sur le clavier d’un piano, la main tendre d’une femme sur la joue d’un homme endormi : il faudrait pouvoir parler de Vers l’autre rive à son image, avec une infinie douceur, avec un tempo personnel et serein – « Vous devriez peut-être changer de rythme », suggère gentiment la mère au professeur particulier, peu convaincue des progrès de sa progéniture –, celui du réalisateur, celui du film, à contre-courant de la vitesse actuelle du cinéma et du monde, si enclins à tourner (trop) vite et à vide. « Le vide est à l’origine de tout » affirme le dentiste, alors conférencier scientifique improvisé (encore une facette identitaire méconnue, un possible inachevé), devant un parterre de villageois qui l’écoute comme jadis les tribus le chamane ou la ruralité les conteurs. Yusuke, le mari revenu d’entre les morts trois ans après sa disparition, « mangé par les crabes » dans une eau volontairement avalée, regarde sa compagne droit dans les yeux tandis qu’il s’adresse à la petite foule intergénérationnelle, et ce qu’il dit de l’origine et de la fin probable de l’univers – lyrique éternel retour, résurrection des saisons à l’échelle astronomique – résonne à la façon d’une bouleversante et diffractée déclaration d’amour : « Je suis heureux d’être né, de l’être à cette époque ». Le voyage du couple, immobile et avéré, scandé par les signes végétaux et poussiéreux du dépérissement, de la ruine promise (plantes domestiques mortes, bureau-lieu de vie recouvert de dix ans d’abandon), s’achèvera au bord d’un petit port de pêche, à peine une crique entr’ouverte sur un horizon réduit, avec la promesse a-spectaculaire et renversante du visiteur à son témoin : « On se reverra ».


Dans ce Japon silencieux, sans âge, dépourvu des marqueurs de la modernité (l’ordinateur de Kaïro rend l’âme, provoquant presque le recueillement humoristique des hommes à son chevet), dans la respiration animiste de la nature, l’une des caractéristiques de l’art japonais, Mizuki accompagne un mari adultère, « malade » (de travail, de sentiments), suicidaire, dans son pèlerinage mélancolique et ludique. La violence des situations du passé – une épouse frappée à coup de marmite, une gifle donnée à une sœur cadette et condamnée abusant des notes, la trahison intime d’une infidélité (urbaine et désabusée Tomoko, avec sa vie « banale » de femme enceinte et mariée), les bleus causés par un époux cupide coincé entre l’ici et l’au-delà – ne se manifeste que par son récit, sa survivance dans les mots, formulés en conjuration, en exorcisme à voix basse. Tous les personnages rencontrés au long du beau chemin, court, pourtant, jamais assez développé pour les vivants qui retrouvent brièvement leurs chers disparus, souffrent de culpabilité, de remords, du poids écrasant des regrets, connu et porté par chaque survivant depuis l’avènement de la conscience humaine (de sa mort, de celle des autres, les deux intimement liées). Le picaresque guérit, la route permet de revenir sur des rencontres fondatrices : si le cinéma, naturellement et mécaniquement alimenté par la mort, abonde en paraboles sur les revenants contrits, de Capra à Spielberg, en mémoires d’outre-tombe au présent plus ou moins destinés à consoler le spectateur, dans un vil œcuménisme publicitaire, Kiyoshi Kurosawa opte pour un itinéraire de traverse – dont il salue et reconnaît la source romanesque (Kazumi Yamoto, spécialisée dans la littérature jeunesse) –, fait sa propre révolution de velours à l’intérieur du cadre et de l’œuvre.


Ni vrai mélodrame (on sourit et on rit, sans rictus), ni réel road movie (Japon en petit pays pas si contrasté, cartographie de paysages psychiques), moins encore réussite mineure (mais grand petit film narré en mineur, Harmonie des anges, pour citer la pièce musicale centrale, qui murmure des immensités), Vers l’autre rive redéfinit l’imagerie et la mythologie de son auteur, bouleverse autant les spectateurs – cinq personnes dans une salle de quatre-vingt-dix-sept places, à une séance de 18 h 15 un mercredi en province : désolante misère de la cinéphilie d’aujourd’hui, quand, à la sortie, des files anonymes attendent sagement, désespérément, qu’on les autorise à contempler des « films » méprisables car méprisants – que son cinéma en circuit (de vidéo-surveillance) fermé. Découvert avec Cure et Charisma, polars existentiels en forme de cauchemars, (un peu) perdu de vue avec Kaïro (le film, alors que le roman du cinéaste attirait) et Shokuzai (opus TV assez longuet sur un meurtre et son tsunami collectif entre filles), le second Kurosawa risquait de se dissoudre dans un formalisme anémié propre sur lui, suffisamment exotique et grave pour ravir une part de la critique occidentale, avec prix de festivals à la clé. Mais cet homme humble et cinéphile, universitaire admirateur de Franju, parvient (enfin), ses soixante ans atteints, à se réinventer, délivrant un superbe portrait de femme, veuve mais pas seulement, magnifiquement porté par Eri Fukatsu, révélation qui méritait bien une récompense cannoise (mise en scène – dénomination théâtrale – primée en accessit), un long métrage féminin et masculin (scène de jalousie posthume dans un bus, rendue doublement drolatique par le contexte), fantastique et prosaïque (on mange, on prépare les repas, influence possible de la co-production française), une histoire d’amour et de mort sans cesse tournée vers l’incarnation, la vie qui continue, la mémoire tendue vers l’avenir.


La structure en épisodes pourrait gêner, s’égarer du côté du film à sketches, relique révolue du cinéma des années 60, mais tout coule admirablement, le scénario aussi fluide et docile dans sa saine puissance que l’eau de la cascade fascinant le gamin (le Nakata de Dark Waters s’y reconnaîtra), avec sa grotte ouverte sur le royaume des morts, confie-t-il à l’étrangère. « Nous ne sommes pas si différents, toi et moi » avoue Mizuki à Yusuke en surplomb des rizières, et le soupçon de sa nature fantomatique saisit dès l’ouverture : et si Vers l’autre rive se lisait en sens inverse, odyssée intérieure d’une veuve allongée dans son lit, se réveillant à répétition, afin de mieux rejoindre son amour toujours vif ? Kurosawa, grand habitué des fantômes, parvient à les susciter d’un simple panoramique latéral ou vertical, absence-présence au sein du vide naturaliste de l’écran large (il vénère Shining et Les Innocents ; cela se voit et se sent). Il comprend mieux qu’aucun autre le mystère des êtres filmés, des morts qui s’ignorent (unique et brusque caméra portée, en signe d’une incertitude ontologique, durant une éphémère invisibilité), des fantasmes doublement réalisés des deux côtés de l’écran-miroir. Les glaces et les horloges, dans leur obstination discrète, les rideaux remués par un souffle surnaturel de vent – « Le vent et la pluie me font mal », phrase triviale et sublime de Yusuke sur l’épaule de Mizuki, sur le point de tomber, de mourir une seconde fois –, les décors cadrés en perspectives ou en plongées accentuées, angles aigus, verticales au cordeau et lignes de fuites en traces mémorielles/figuratives d’Antonioni, poète-architecte des amours spectrales et des silences supposés incommunicables –, la chair des amants dévoilée avec une pudeur poignante et un ancrage sur les visages, ce que la pornographie, nippone ou non (rappelons au passage l’inadaptation castratrice de Kurosawa dans le pinku eiga de ses débuts, exercice prophétiquement aquatique avec sa rivière du désir), ne sait pas faire, ne veut pas faire, hélas : tout vibre d’un sens et d’une beauté sidérants et cependant familiers, avec en métonymie métaphorique l’irréaliste épiphanie d’un papier peint constellé de fleurs découpées dans des magazines (« C’est un peu la vie » revendique, remotivé, le marchand de journaux indépendant décédé, résumé possible du cinéma).


Comme dans la librairie de San Francisco où Scottie Ferguson découvrait la funeste biographie orale de Carlotta Valdes, la lumière baisse anormalement dans la salle de banquet, prélude aux notes de la petite morte en réponse à la fillette vivante du début – sens asiatique de l’épure et suprême économie de moyens, capables de déclencher une ample déflagration émotionnelle dans le cœur et l’esprit de l’observateur conquis. « Gens ordinaires » ou morts souriants/récalcitrants (le fils du vieil homme noircit à vue d’œil au moment de sa délivrance vers l’autre monde, un vieillard s’endort sur le dos d’un jeune mort, tel Anchise sur celui d’Enée, ou… Marthe Villalonga sur celui de Sandrine Bonnaire dans La Dernière Leçon), hommes, femmes, enfants, restaurateurs, médecin, à Tokyo ou en province, blessés ou affermis (« Tu es solide, toi » s’amuse Yusuke, quelque part entre l’ironie d’un David Lean et la bienveillance bourrue d’un Mankiewicz dans leurs peintures de spectres), tous se voient confrontés à la mort et à ce qui advient après (« Changeons de sujet » demande la grande sœur tandis que Mizuki évoque la perte prématurée de ses parents – son père la visitera, médisant du beau-fils lucidement et traditionnellement). Kurosawa n’en change pas, au contraire, mais sa métamorphose, dans chacune des cent vingt-sept minutes denses, élégiaques, sensuelles et pacifiées, renverse l’ensemble en l’irriguant d’un courant amniotique, d’un élan vers quelque chose qui nous dépasse et nous grandit, nous offre un retour à nous-mêmes via le cosmos illimité. Yusuke parle de lumière, à la fois onde et particule, zéro incompréhensiblement mesurable, mais il pourrait parler d’amour, de confiance, d’excuse, de pardon et de cinéma, bien sûr, art des photons projetés dans les ténèbres.


« Cela m’a pris du temps pour te rejoindre », ajoute-t-il, ses chaussures encore aux pieds, devant son épouse finalement guère surprise, lui cuisinant ses beignets préférés en présage, lui demandant de les ôter, remarque stupide qui inscrit pourtant cette arrivée dans un quotidien volontiers au ras du sol, du tatami (Ozu ?), le fantastique enraciné dans le rituel (culturel) des jours, et cet aveu rime avec celui des protagonistes de Bresson ou Schrader au bout de leurs pérégrinations métaphysiques. Chercher la femme, la retrouver, traverser les frontières et les tons, explorer les visages en paysages émouvants et ravissants, pleurer de toute son âme et conserver un regard plein, posé, adulte, sur les flux entre les êtres et les mondes : Vers l’autre rive réussit ce miracle laïc et cinématographique, hante longtemps et donne envie de vivre, d’aimer, par-delà la mort et non plus dans son morbide foyer romantique (Wagner et consorts). Ponctué par une irrésistible partition à quatre mains d’Otomo Yoshihide et Naoko Eto, reposant en grande partie sur les épaules solides et fragiles de l’impeccable Tanadobu Asano, vu chez Tsukamoto, Ōshima, Miike et Kitano, éclairé avec délicatesse par Akiko Ashizawa (teintes éteintes chères à Kurosawa, trouées par le feu d’artifice floral d’une chambre, le vert antonionien d’une forêt brumeuse ou un improbable imperméable orange), ce voyage vers la côte (titre anglais en traduction davantage fidèle de l’original) se termine sur la jeune femme brûlant les cent prières shintoïstes censées ramener son amour des enfers (de l’oubli, du travail de deuil, de la résilience et autres fadasses fadaises à la mode), couchées de sa « sale écriture » (critique complice, sourire aux lèvres, de Yusuke), qu’il lui faut incendier pour revenir (chez elle, à elle, vers la vie), mais ces cendres-ci ne laissent aucun goût âcre dans notre bouche, dans notre cœur rempli de lumière et de douce tendresse.


Les ombres de la roche à gauche du cadre, écho à la grotte invisible du village, la portion d’océan à droite, la silhouette seule, pas esseulée, de Mizuki (le rescapé, Orphée renversé, évanoui dans la coupe du plan), disparaissant lentement, supplantée sans heurt par le générique puis le fondu au noir, les éléments, réalistes, symboliques, méta et mystiques, s’harmonisent jusqu’au vertige, la tête levée vers la lune, à l’écoute non plus du silence des espaces infinis qui terrifiait tant Pascal, mais d’une musique de chambre, littéralement, adressée depuis les étoiles (l’humanité née de leurs poussières), tombée dans la matérialité enchantée, juvénile et sage du monde transitoire. David Lynch, Cyril Collard ou Christine Pascal contèrent naguère de mémorables chroniques d’une mort annoncée ; Kiyoshi Kurosawa, ici et maintenant, nous fait assister/participer à une renaissance, à un regain très différent de celui éprouvé par le couple de Pagnol en Provence (terre cultivée itou), de Rossellini en Italie (avec ses cendres de Pompéi) ou de Nicloux dans son récent désert américain (à la Zabriskie) : ceux de Mizuki, touchante combattante sans gloire mais pas sans grandeur, ceux de l’âme hors du capitalisme et de la technologie (discutables idoles internationales), frémissante des possibles shakespeariens (« Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre que dans toute la philosophie » rappelait Hamlet à Horatio), ceux du cinéaste lui-même, Copernic de son imaginaire, plus que jamais proche des gaijin cinéphiles. Vers l’autre rive nous amène à chaque image vers une transcendance immanente, filme un oxymoron en action, dans la douceur déchirante et radieuse d’une balade à deux au sein d’une petite ville au crépuscule. « C’est mon moment préféré » déclare Mizuki, illuminée de l’intérieur par sa joie inaltérable, invincible été à la Camus niché au fond de soi, sous toutes les couches et les masques de bruit, de mouvement, d’agression, d’indifférence, de laideur et de bêtise : il ne faut pas un seul instant résister, il faut la suivre jusqu’au bout de sa nuit claire, il faut aborder au rivage précieux de la vie, ma chérie.     

                                                   

Commentaires

  1. Oui très joli film qui entretient une belle relation avec Tokyo Sonata que je considère être le meilleur des films que j'ai pu voir (peu nombreux compte tenu de la filmographie du bonhomme) de Kurosawa. On retrouve cette libération des espaces et ces respirations des espaces urbains étriqués aux campagnes délicates, à la nature attentivement observée, crainte et respectée. On retrouve ces liens de l'individu, du couple à la communauté entière (et même ici du petit rien qui compte tant à l'univers en son entier). On retrouve l'enfant assis devant un piano et une oeuvre qu'il interprète, sur les conseils de son professeur, à son rythme. Celui de son for intérieur, celui du monde.

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    1. Le Japon, archipel cerné par la mer, encerclé par la mort, démontre une sensibilité extrême aux paysages, aux climats, aux présences infimes et cosmiques. Nulle surprise, dès lors, que son cinéma, en "live" ou en "animé", les réfléchisse peut-être mieux qu'un autre aujourd'hui et suivant une longue tradition. Kurosawa souligne aussi le fait que beaucoup de familles nippones possèdent un piano, instrument familier, presque domestique, en lointain et proche écho à la Pologne francophone du dix-neuvième siècle, et pas seulement celle de Chopin - mais il s'agit d'un autre rivage et d'une différente sonate...

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    2. Pourquoi le piano serait si répandu au Japon ? C'est étonnant d'autant que l'instrument prend de la place et que les urbains là-bas, c'est-à-dire le plus gros de la population, n'en ont guère.

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    3. Sur ce thème (musical) et d'autres, lire les propos du réalisateur :
      http://www.allocine.fr/article/fichearticle_gen_carticle=18646027.html
      D'autre part, un piano droit n'occupe guère d'espace, ici ou ailleurs...

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    4. Je ne sais pas si c'est le plus (qui est un signe de richesse a là base)au JAPON que l'ont en trouve le plus, en chine aussi ont pourra remarquer que il y en a pas mal et en Corée ont en trouve pas mal aussi.

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    5. En Italie (mot venu de là) ou en Pologne (celle, disons, de Chopin) aussi... Le piano, avec ou sans ses avatars synthétiques/numériques, inspira également à Michael Nyman, au service du film peu inspiré de Jane Campion, l'une de ses plus belles partitions.

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