Sueurs froides : Attention ! Une femme peut en cacher une autre


Ressusciter, encore et encore, une femme morte ? Écouter une actrice vivante, plutôt, même avec nos propres mots ! Tout s’avère vrai, puisque entièrement – ou presque – (ré)inventé, en miroir d’un chef-d’œuvre matriciel, réflexif, romantique, nécrophile, puritain et hypnotique…


San Francisco, 4 juillet 1958

Dans le dernier film réalisé par Alfred Hitchcock, je joue un fantôme.

Enfin, oui et non : j’interprète un double rôle, disons. D’un côté, Madeleine Elster, l’épouse trompée, la vierge invisible, que personne ne voit – son cadavre blond (celui de la pauvre Jean Corbett, sans sa jumelle) tombe comme dans un rêve très bref –, que personne n’entend. Le cri qu’elle pousse, qu’elle fait semblant de pousser du haut du clocher de la mission espagnole de San Juan Bautista, c’est celui de Judy Barton, la (demi) pute manipulatrice et amoureuse originaire de Salina, Kansas, la rousse vulgaire et attendrissante, sa doublure volontaire contre son gré (dans La Blonde ou la Rousse, Trudy Erwin me double quand je chante, et Jo Ann Greer fait la même chose pour cette chère Rita Hayworth).

Judy existe avant et après le film, sa rencontre avec Scottie Ferguson – que joue cet amour de Jimmy Stewart, un homme grand, calme, souriant, un partenaire généreux qui vous donne la réplique dans les camps-contrechamps, juste derrière la caméra, ce monstre doux, un gars vraiment bien et un chic type (on s’est bien amusés pour les séances de photos publicitaires) –, mais elle demeure autant inconnue que celle qu’elle remplace et fait revivre le temps d’une teinture et d’un chignon en spirale. On ne connaît aucune des deux, on ne sait d’elles que ce qu’en découvre, ou imagine, ou désire, l’ancien policier. Qui connaît-on jamais intimement et réellement dans ce monde ?

Deux femmes, deux personnalités, deux chevelures, deux masques : j’ai l’impression de me dédoubler par rapport au film de George Sidney ! Je ne sais pas pourquoi Herbert Coleman, le producteur de Sueurs froides, et Lew Wassermann, l’agent de Monsieur Hitchcock, m’ont choisie ; il y a toujours une part de mystère dans une élection ou un refus. Le succès de notre trio avec Rita et Sinatra dut les influencer, sans doute, et ce pingre de Harry Cohn profite de l’occasion (me prêter à la Paramount) pour enrôler Jimmy sur L’Adorable Voisine, le prochain titre de mon Richard Quine. Dans la foulée de la grossesse de Vera Miles, je gagne une augmentation de salaire...

Le tournage s’est bien passé, même si je déteste toujours le tailleur gris et les escarpins noirs de Madame Edith Head, qui me donnaient l’impression d’avoir de gros mollets, ou ce plongeon à répétition dans la baie de Frisco reconstituée en studio (la noyade-suicide de la fausse Madeleine du côté de Fort Point). Cela m’a rappelé les prises sans fin de ce kaiser d’Otto Preminger ! Monsieur Hitchcock, qui me fit aussi souvent rire, se vengea-t-il ainsi des « idées dans ma tête » ? Lui seul pourrait le dire… 



Je me souviens encore de mon monologue-confession tandis que j’écris ma lettre d’aveu/d’adieu (avant de la déchirer), suivant le rythme mécanique d’un travelling circulaire accordé à un métronome. Jouer revient aussi à ceci, cette géométrie triviale du plateau, qui donne à l’écran une magie parfois captivante, l’impression de voir réellement un personnage penser sous vos yeux, et non plus une actrice faisant semblant de réfléchir. Un visage réfléchit toujours la lumière, mais comment filmer une âme ?

Il faut dire que la musique de Bernard Herrmann m’aida beaucoup. Un jour, il vint nous rendre visite, me prit à part et me déclara vouloir composer un écrin sonore pour mon personnage schizophrène. Il tint parole, et sa partition, écrite pendant le tournage, est une merveille. Certains penseront à Wagner en l’écoutant, ce qui est logique puisque Sueurs froides raconte à son tour une tragique histoire d’amour et de mort, un conte funèbre à la façon des romans médiévaux européens, mais elle vaut pour elle-même, elle nous souleva pendant les prises, Jimmy et moi, notamment pour notre premier baiser, avec la caméra tournant vertigineusement autour de nous. Je ne laisserai jamais personne en faire un mauvais usage, la voler pour s’en draper, confondre l’hommage et le pillage.

Monsieur Hitchcock a compris qu’il pouvait tirer parti de mes doutes, de mon inconfort, pas seulement vestimentaire, et cet air magnifique diffusé en direct me donna l’occasion de donner le meilleur de moi-même, tout ce qu’une fille de vingt-quatre ans, à la fois très jeune et très ancienne, peut offrir à l’objectif, et au spectateur.

J’ai commencé par le mannequinat, puis j’ai enchaîné avec des publicités pour de l’électroménager. Quand je suis arrivée à L.A., où je ne comptais pas rester, un recruteur de la Columbia m’a « repérée » – c’est le terme technique – comme tant d’autres avant (Lana Turner, par exemple) et après moi. Ils m’ont fait changer de couleur de cheveux – je suis « naturellement » rousse dans Picnic ! – et de prénom – merci, Mademoiselle Monroe ! –, ils m’ont dit quoi faire et comment le faire, sans chercher à savoir ce que je voulais, ou ne voulais pas, sans me demander mon avis sur quoi que ce soit.

Ma froideur, mon mauvais caractère, ma réputation de « belle plante » glacée privée de vrai talent, tout cela vient de ma résistance à leurs impératifs (et un peu de ma nature farouche, je l’admets). Je voulais jouer le jeu, bien sûr, jusqu’à un certain point, en tout cas, mais à ma façon, avec l’arrogance et l’inquiétude de ma jeunesse, avec cette blessure intime qui donne à mon regard, même dans les comédies, une étrange distance, une fragilité essentielle, comme si je n’étais pas vraiment là, un spectre incarnant une illusion, et une femme donnant vie à deux mortes – n’oublions pas Carlotta Valdes, l’ancêtre supposée de Madeleine, dont le pendentif perdra la (trop) sentimentale Judy !    



Dans Sueurs froides, je fréquente le California Palace of the Legion of Honor et je longe le Palace of Fine Arts, alors que j’ai brièvement étudié les beaux-arts à Chicago ; j’achète des fleurs de cimetière chez Podesta Baldocchi, la célèbre franchise de la ville ; je me rends avec Jimmy dans cette merveilleuse forêt de séquoias à Muir Woods (en fait, « délocalisée » dans le Parc d'État de Big Basin Redwoods), un passage qui m’a convaincue de dire oui (un jour, sans doute, je quitterai Hollywood pour m’installer au vert, comme on dit, pourquoi pas vers Big Sur, ou Carmel, ou un ranch dans l’Oregon, à élever/soigner ces animaux que j’aime tant) ; je dîne au véritable Ernie's Restaurant (la devanture, pas l’intérieur, là encore un simulacre reproduit à l’échelle fidèle par les brillants décorateurs Hal Pereira et Henry Bumstead) dans une sublime robe noire à col émeraude ; je ressuscite à l’Empire Hotel, mon visage verdi par le néon extérieur, et dans l’un des moments les plus troublants de l’histoire, je disparais du McKittrick Hotel (Scottie ne comprend pas, le spectateur non plus !) : mille stations d’un pèlerinage profane, mille souvenirs d’une actrice et d’une femme en devenir…

Dans L’Homme au bras d’or, je sauvais Frank Sinatra du singe (de la drogue) sur son épaule ; ici, je précipite la chute de Sottie/Jimmy – et la mienne ! D’un rôle et d’un regard à l’autre, je change d’apparence, de costume, de peignoir (rouge) mais je me reconnais dans tous ces avatars, car chacun dévoile une part de moi, m’identifie mieux que mes empreintes ou mes papiers d’identité. Je sais que n’importe quelle actrice pourrait dire la même chose (je n’ai jamais croisé Barbara Bel Geddes, Midge si sage et si raisonnée), se reconnaître, sans jeux de mots, dans ce que je dis.

Sur le moment, on ne sait pas si l’on tourne un grand film ou non : on  se rend tous les jours sur le plateau, au maquillage, on suit, parfois on les conteste, les directives du réalisateur, on essaie de s’entendre avec ses partenaires, on passe un temps incroyable à attendre entre les prises que la lumière et le son conviennent aux techniciens (adorable Robert Burks, avec ses grandes lunettes, à me magnifier dans sa photographie et ses cadres) ; je sais déjà que je ne passerai pas ma vie entière sous ce soleil artificiel, parmi tous ces gens que je ne connais pas. J’en apprécie quelques-uns, et je crois en ce que je fais, je suis fière de le faire, mais il y aura une autre page, d’autres passions (la peinture, si j’ose) après celles-ci, moins exposées, plus sincères.

Je me réinvente au quotidien, comme n’importe qui, mais contrairement à vous, cela constitue mon métier, mon « art ». Je donne corps et voix à des songes, des fantasmes, des réminiscences. Je marche en somnambule dans le paysage rêvé par des hommes talentueux et dangereux, idéalistes et cyniques, obsédés et puérils. Je suis une femme de l’Amérique des années 50 et une étrangère au Paradis. Quand je me retrouve seule, le soir, dans mon lit rempli d’amants et de liaisons prêtés par les tabloïds, je pense à quoi, j’espère rencontrer qui, au juste ?

Judy veut être aimée, elle consent au sacrifice de sa vie pour obtenir enfin cette vraie tendresse, et sa candeur innée, sa mort de petite fille effrayée par l’ombre d’une religieuse, par une culpabilité d’adulte, me bouleverse. Je comprends cette fille (et je partage la peine de Madeleine à la dérive dans son désamour), je ressens exactement sa solitude – celle de tout le monde, à peine adoucie par un compagnon, une amie de cœur –, on peut parcourir cette gamme de sentiments à livre ouvert sur l’écran et mon visage en gros plan. 



Avant d’assister à une soirée – mon Dieu, comme je m’ennuie à ce genre de rituel ! –, je me rends dans la salle de bains de ma chambre d’hôtel luxueuse et trop silencieuse. Des gens meurent tous les jours de par le vaste monde, ou luttent pour leur survie, ou voudraient tuer pour ma célébrité, mon argent, mon image si glamour – il serait obscène de me plaindre, de gémir sur mon sort envié, alors je ne le ferai pas, et je doute un jour d’écrire mon autobiographie ; oui, peu m’importerait qu’elle parte en fumée, tel un signe du destin, du passé destiné à être enseveli, tel un dessin de sable gentiment effacé par la mer.

Cette femme que l’on trouve belle, ce masque de chair, d’os, de poils, de produits cosmétiques, jumeau de celui du générique de Sueurs froides, est-ce bien le mien ? M’appartient-il de toute éternité ? Persona, personnage, personnalité, rien de personnel : je me fixe telle une petite sœur étrangère et lointaine, le miroir me donne à voir un reflet inversé, une apparence populaire, une inconnue un peu inquiétante. Marilyn ou Pauline ou Kim ou Madeleine ou Judy ou Carlotta ? Je suis tout cela, je me déploie et me brise en éclats (de miroir) dans toutes ces femmes qui n’existent pas, qui vont peut-être s’animer, ne plus mourir, dans le cœur des spectateurs, dans la mémoire des cinéphiles.

Regardez-moi, ne me regardez plus, voyez à travers moi et au-delà de mes formes d’emprunt. Aimez-moi, détestez-moi, jalousez-moi, mais ne me quittez pas, ne me laissez pas, continuez à penser à moi loin de moi. Je veux vous obséder comme un mauvais rêve d’enfant malade, comme un blasphème métaphysique et une anecdote autour d’un mari (retors) apparemment trompé, faux ami et vrai coupable. Venez à moi, abandonnez toute espérance, enfouissez-vous entre mes seins, entre mes bras, entre mes jambes, dans cette matrice immémoriale, dans cette bouche d’ombre qui parle américain (vous aimez ma voix rauque, je le sais).    

Je suis la Mort et le salut, la fleur d’oubli et le suprême chrysanthème, je suis la catin de Babylone, la première et la dernière (des) femme(s), je suis une comédienne au visage refait, l’icône d’un âge d’or mort et enterré, je suis le passé du cinéma et la hantise de l’amour, je suis la vouivre proustienne que vous ne pourrez plus oublier, que vous voudrez baiser, ici et maintenant, pour toujours et à jamais, le cœur, le sexe, et l’esprit tendus à se rompre vers les ombres magnifiques de la caverne utérine et sépulcrale. Vous ne souhaitez que traverser l’écran, me rejoindre dans un San Francisco qui n’existe pas, qui n’existe plus. Je suis Eurydice et vous brûlez de me sauver, je suis une sainte aux mains sales et vous aspirez à me déflorer, à m’incendier comme les sorcières (rousses) de naguère.

Vous ne me connaissez pas, et je ne suis pas Kim Novak. Mais je vous connais mieux que vous-même et ce moi public procède aussi de mon être intime. Confusion, enlacement, oppositions, belles retrouvailles : une vie à vivre, des films à faire, des femmes (ou des hommes !) à aimer. Dans la glace, je rajuste à peine ma blanche blondeur et mon rougeoyant rouge à lèvres, je lisse mes bas noirs et boutonne mon corsage blanc. Naissance d’un mythe, renaissance d’une actrice, éternel féminin dans le piège du présent (Pandora spéculaire à Carlotta), aspirations au sacré, appels de la chair, mensonge et vérité tressés à la beauté.   


Je vais finir par être en retard, à ressasser de si désespérantes pensées… Je te dis donc à bientôt, cher journal, et je file plus vite qu’une comète au firmament étoilé de l’usine à rêves, et je tombe sans m’écraser – Madeleine, double saut mortel – dans le flot de mes jours d’alors !

Je vis, je respire, je me souviens, je ne regrette pas hier, je ne me projette pas vers demain. Dans mes veines coule un appel irrépressible, quelque chose qui me dépasse et transparaît sur la toile. Dans mon cœur bat un millier d’histoires, et si peu de temps pour les raconter – « Je suis née là, je suis morte ici » dis-je dans un souffle, gantée de nuit, entre les arbres immenses aux allures de cathédrale – mais cela ne me fait pas peur, plus maintenant.

J’accepte ce vertige et je m’amuse des interprétations, je me fous des critiques et de l’accueil mitigé réservé aujourd’hui au film : Sueurs froides donne le vertige et je crois que l’on en parlera encore quand je serai passée de l’autre côté. Son ensorcellement, son charme fatal, sa plénitude esthétique et sa déchirante vérité sentimentale, je veux croire, avec orgueil et lucidité, qu’ils me doivent un peu (beaucoup !) de leur sombre et chatoyant éclat…  

  

Commentaires

  1. Joli texte. Une influence de Métamorphoses d'un mariage de Sandor Marai peut-être ?

    Strum

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    1. Merci et aucune (ces métamorphoses-là, sans Kafka, quoique, m’évoquent un Kurosawa).

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    2. Texte remarquablement bien tourné, émouvant, j'ai le souvenir de mères de camarades de classe, certaines copiaient à s'y méprendre l'allure de Kim Novak tandis que d'autres se la jouaient façon Marilyn, à la maison ça nous faisait froid dans le dos, pour rien au monde on aurait voulu faire d'une copie conforme le leitmotiv de toute une vie...
      L'Ève future de Villiers de l'Isle-Adam, où Hadaly, l'andréïde créée par l'ingénieur-magicien Edison pour Lord Ewald à l'effigie de l'actrice Emma-Alicia Clary, finit par sombrer dans l'Atlantique, s'inspire de l'histoire de Francine, la fille naturelle de René... Descartes...
      https://fr.wikipedia.org/wiki/Francine_Descartes

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    3. Le cinéma en art d'émulsion, d'émulation, d'émotion, de motion (picture)...
      Ceci me fait penser aussi à Metropolis et à ce titre vraiment envoûtant :
      https://www.youtube.com/watch?v=QUB7e3BtnvU
      Larvatus prodeo, devise cartésienne désormais dotée de modernité, de morbidité...
      https://mcronenberg.wordpress.com/2019/04/05/le-territoire-interieur/

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