Rêves sanglants : Starman


Remarqué naguère en terre fantastique d’Avoriaz, porté à notre attention par une précieuse exploratrice des profondeurs cinéphiles, voici (encore) un film à rêver, dont le rêve, bon ou mauvais, constitue à la fois le langage et le sujet…


Au premier matin du monde – car le cinéma pratique toujours le passé, ne donne à voir que d’éternels (re)commencements –, un dormeur rimbaldien s’éveille, dans son blouson rouge emprunté à James Dean, dans le vacarme assourdi d’un camion blanc qui passe. Le jeune homme, brun, anonyme, chu d’un désastre aussi obscur que les arbres reflétés à contre-jour de l’aube dorée, couché à l’orée d’une forêt de conte, romantique, brumeuse, verte et grise, prend une longue route traversée par une bande jaune. Il marche, marche longtemps dans la solitude alentour, dans l’ellipse des plans, à peine rejoint dans son berceau de verdure par une intrépide petite araignée des sous-bois. Sur sa poitrine figure la lettre C, majuscule majestueuse (sa mère, plus tard, l’adoubera nouveau Messie).


Christ dans ce monde mais irrémédiablement hors de lui ou simple fugueur, visiteur des étoiles ou criminel en fuite, étranger à la Camus ou esquisse du tueur en série ensanglanté/châtié par William Friedkin, il atteint les abords d’un plan d’eau, lieu de stationnement de vans et de véhicules individuels, terrain de jeu et de tables en rondins. Sous des regards attentifs et indifférents, il leste son vêtement de lourdes pierres. Ceux qui s’ébrouaient jusque-là s’écartent, sidérés, tandis qu’il s’enfonce dans l’eau noire, son mouvement dupliqué par le travelling vertical descendant d’une caméra juchée sur sa grue (après le zoom arrière de l’ouverture et le panoramique du dévoilement). La musique mélancolique de Trevor Jones se voile de dissonances tendues, d’une voix surgie de l’au-delà, spectre sonore pour un requiem en mineur parmi la trivialité des hommes et le sacré de l’univers rempli d’énigmes. Des harpes glissantes, en écho à la dérive herrmannienne du chauffeur de taxi payé par Scorsese, l’accompagnent dans son enfouissement liquide, un cri inutile se superpose à son visage occupant tout l’écran, bientôt enseveli sous la nuit marine : il ne marche pas sur l’eau mais rejoue (et réussit ?) le suicide impossible de Virginia Woolf…



Une seconde scène démontre son étrange pouvoir, cette « télépathie inversée » capable de modifier la réalité des corps et des esprits assiégés par ses visions de violence, de destruction et de mort. Des médecins s’élèvent en apesanteur, bien avant les acrobaties rêvées par Leo and Co. dans Inception de Nolan, la guerre s’invite en huis clos, un homme sous la douche essaie désespérément de juguler le flot de sang jailli de sa gorge, une femme se frappe la tête contre son miroir (fantomatique, of course), puis tout finit par rentrer dans l’ordre des choses et des êtres, dans la fiction rassurante, convenue, du réel. La vitre explosée en mille éclats, grâce à la magie de l’inversion (procédé chéri par Cocteau pour les amours de sa Belle enchantée par la Bête), retrouve son intégrité première, et les témoins-victimes de la puissance psychique se demandent encore ce qui vient de leur arriver. Voir, c’est croire, dit-on : nous venons d’assister à une projection à la fois mentale, cinématographique et physique, transformée en ballet gracieux et anxiogène, graphique et psychogénique, ce démiurge sans identité veillé par sa doctoresse si maternelle, tel un enfant malade...       



Complément de lecture :

Le scénariste Tom Baum retrace avec brio la genèse de The Sender, évoque Stanley Donen, Sherry Lansing (désormais la muse de Hurricane Billy !), les pressentis Tom Cruise et Sean Penn, le regretté Wes Craven et l’accueil – ou plutôt l’absence de réponse – fait au film. La déclaration du réalisateur Roger Christian, plus féru de Bergman que de Carpenter, vaut à elle seule la découverte de l’article…


Complément d’écoute :

Un an après Excalibur, la même année que sa superbe partition pour Dark Crystal, l’attachant et sentimental Trevor Jones replonge, sans peur mais avec talent, dans les eaux troubles, troublantes et troublées du mythe, de l’archétype, de l’inconscient individuel et collectif – du cinéma, donc…



Lire aussi le bel article exhaustif de l’exploratrice Audrey Jeamart :


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