Moi y’en a vouloir des sous : Financer les films
Où un cinéphile littéraire se livre à quelques calculs (sans
arrière-pensée) sur l’argent de la vieille – pas celui de Miss Davis, convoité
par les aigrefins de Comencini ! – invention séculaire, le viseur cette
fois-ci associé au compteur, dirigé vers un angle « mort » et
cependant vital…
Couvrez ce gain que je ne saurais voir
Pléthore de titres en tous genres pour
lire le cinéma, mais pénurie d’essais sur les espèces (à part, naguère, le
petit livre de René Bonnell, malicieusement baptisé Le Cinéma exploité ;
au passage, l’auteur, qui officia chez Gaumont, Ramsay, Canal+, Studio Canal,
la FEMIS, l’UPF puis France Télévisions, avant de produire directement à travers
Octave Films – notez la significative évolution –, signa en 2014 un rapport
consacré au sujet, basé sur cinquante mesures et non nuances) : l’argent,
dernier tabou de la société capitaliste et par conséquent de sa collatérale
production artistique ?
Dans le X, les performers signent un contrat détaillant leurs talents, avec en
regard le tarif des prestations (sexe
anal en conquête rémunérée du graal trivial). Ici, tout s’achète et se vend,
locations des orifices à la scène, carte d’identité nécessaire en gage de
majorité, franchise caricaturale des relations – mais, même au sein de ce
milieu (et imagerie) de prolétaires, propre à faire hurler un marxiste (ne parlons
pas de certaines féministes !), on garde silence sur le « nerf de la
guerre », on se complaît à exposer en fallacieux et dupliqués entretiens
(« Je fais ça parce que j’aime follement le sexe » – what else ?) son principe de plaisir (à plusieurs et devant
une caméra), déni du tacite et implicite principe de réalité (la pornographie
basée sur le bénévolat ? N’y pensons pas !). Une réminiscence
érotique et romanesque : dans l’attachant Fatale de Manchette,
Aimée Joubert jouit sur un lit douillet car recouvert de billets – luxure du
luxe et stupre des petites (ou grosses) coupures…
L’industrie dite adulte, avec son
onirisme ultra-réaliste, avec sa morale purement commerciale, demeure un bon « marqueur »
des rapports financiers au cœur du « septième art ». Depuis Edison et ses machines
individuelles conçues pour soutirer quelques sous à des gogos de fête foraine,
depuis les Lumière et leur acclimatation du modèle théâtral, jusqu’aux blockbusters surgis outre-Atlantique
dans le sillage reaganien des années 80, décennie du fric so chic, décomplexé, surexposé, avec Scarface en moralité médiévale
emblématique – le rêve américain devenu « cauchemar climatisé »/plongeon
dans les eaux sanglantes de la névrose financière et meurtrière –, en passant par les « films du milieu » chers à Pascale Ferran, le cinéma
cherche à faire du business, du flouze, de la monnaie.
Peu importent ses masques successifs de
respectabilité, les scies des créateurs
en apologues de l’art (une insulte ou un prénom à Hollywood, cela et rien de
plus, où vous valez ce que vaut votre dernier film), le glamour des VRP exécutant
leur sinistre petit numéro de colporteur en fin de JT, histoire de détendre in fine le bon peuple (pas seulement
celui des salles obscures, trop lumineuses et bruyantes), qui vient d’ingurgiter
avec son repas médian ou du soir une bonne rasade d’atrocités, en direct ou en
différé, shootées à l’autre bout du
monde ou au coin de sa rue (l’aventure s’y tenait autrefois, paraît-il). Tous
assurent le service après-vente auprès du principal financier, jeu de miroirs et
de dupes, petits arrangements entre amis-ennemis se détestant en leur for
intérieur – « Tourner dans un téléfilm ? Jamais ! Ouais, c’est
pas mal, pour de la télé… » – mais liés par un pacte faustien vieux de
trente ans ou presque.
Avènement du financement par les
chaînes de TV, cahier des charges à respecter (celui d’ARTE en revers de TF1), « formatage »
des points de vue, des récits, des messages et des missions, perfusion
généralisée des imaginaires aux portefeuilles des producteurs-annonceurs,
l’œuvre réduite à un « produit d’appel », de prestige ou « grand
public », pour le groupe, à un contenu audiovisuel apte à occuper
(boucher) une case un certain soir, une certaine journée (ah, ces rediffusions
épuisées des fêtes tristes), et si tout cela ne vous convient pas, prière
d’aller voir ailleurs (sur Internet, notoirement pas très net en matière
cruciale de droit d’auteur, par exemple, territoire faussement hors-la-loi,
illusoirement libre, à quadriller fissa,
après le fiasco de la loi Hadopi, déjà
annexé par les « géants » américains et asiatiques en embuscade).
Comment et pourquoi le cinéma en
arrive là ? Pourquoi ne résiste-t-il pas mieux ? Quand brisera-t-il
ce fil d’Ariane aux allures de collier de chien, celui des fables plutôt que
des magasins de sex toys ? Tout le monde y trouve son compte, finalement. En
France et dans l’UE, les pouvoirs publics, via
le CNC, le dispositif aléatoire de l’avance sur recettes, les avantages fiscaux
dévolus aux régions « prêtant » leurs décors naturels en cadre
évocateur (plus-value du tourisme dans un pays devenu musée à ciel ouvert,
survalorisation de la notion mortifère de patrimoine, cris d’orfraie à son acquisition
en pièces détachées par des investisseurs étrangers), le réservoir narratif de
l’ogre de la petite lucarne, sa main anonyme sur le robinet de la
programmation, les fonds spécifiques du drapeau bleu aux douze étoiles jaunes, en
sursis et dans l’utopie d’un corpus
qui n’existe pas (des films venus d’Europe mais l’arlésienne d’un discours transnational
et d’une identité européenne, impossible chimère) – tout ceci constitue un
système « pérenne », avec certes les crises ponctuelles liées au statut
des « intermittents » et les (très) rares « coups de gueule »
d’hommes de l’ombre décidés, disent-ils, à rompre une certaine omerta (dernier en date : Vincent
Maraval, dans une célèbre tribune dédiée, entre autres, à la supposée cherté
des acteurs hexagonaux et à l’inflation croissante des budgets).
Qui ne se souvient, par ailleurs, de
Clavier, Petit Poucet déplacé, venu défendre à Bruxelles l’obscure
« exception culturelle » tricolore face au Moloch américain,
guéguerre mercantile dont l’origine remonte au moins à la saignée de 14-18
(hécatombe dans les tranchées/sur les toiles), avec l’épisode fondateur des
accords Blum-Byrnes (multiplication des « semaines d’exclusivité »
pour les films français, création d’une taxe sur les billets et mise en place des
aides automatiques, quota des sorties US sur l’année) dans le sillage de la
Libération ?
La filmographie étasunienne, au-delà
de son obscénité foncière – le coût de revient (de marketing itou) et les recettes de la moindre et la pire ineptie en costume de super-héros suffiraient à soigner on ne sait combien de famines ;
songe à cela, camarade cinéphile, toi qui consommes « bio », veux sauver
la planète, fais du vélo et n’oublies pas de voter, de t’indigner à la demande
(médiatique), quand tu t’esbaudis à leurs exploits sur fond vert –, pratique
volontiers le recours aux fonds privés, en signe d’indépendance financière –
méfiance envers la centralisation étatique, voire nordiste, si l’on remonte à
la césure historique de la guerre de Sécession et western du box-office, où
chacun cherche à tirer plus vite que son voisin-adversaire –, s’en accommode
fort bien (De Palma, encore lui, confiait à Isabelle Huppert, dans un
hors-série des Cahiers du cinéma l’intronisant rédactrice en chef, qu’il
préférait que L’Impasse affronte au guichet Wayne’s World plutôt que
de carburer aux subsides publics).
Oui, mieux vaut parler des films abstraitement,
verser dans le structuralisme naïf (l’opus
hors des contingences de son surgissement), sans se pencher sur les bulletins
de paie, les frais de déplacement, de location de villas ou d’appartements particuliers, sans comptabiliser le nombre de personnes sur un tournage, les
totaux de la cantine et le surplus des retakes.
Nous voulons du rêve, nous désirons tant de la poudre aux yeux pour apaiser nos
nuits diurnes d’enfants malades. Fuyez loin de nous, avec tous vos sales petits
chiffres, vos devis et vos procès, votre taux horaire et vos indemnités de
licenciement (le fameux « différent artistique »).
Mais le cinéma, a fortiori le cinéma français, ne peut faire l’économie (sans jeu
de mots) d’une réflexion sur son financement, de surcroît dans les
métamorphoses contemporaines des canaux de diffusion, des publics, des supports
eux-mêmes.
Dis-moi comment tu produis et je te dirai qui tu es
Par paresse manichéenne,
l’hagiographie critique (surtout franco-française) raffole des martyrs et des
preux artistes valeureux émasculés sur l’autel du rendement. Mais nous aimons
et admirons trop Orson Welles et Michael Cimino pour les concevoir en
sacrifiés, aussi laisserons-nous volontiers cette victimisation à ceux qui la revendiquent, au cinéma et en dehors. Welles, avec un peu plus de souplesse,
pouvait sans doute trouver sa place au sein des studios, comme Minnelli ou Ray
surent le faire, jusqu’à un certain point, et les cadres de United Artists,
société bientôt « coulée » par la diabolique Porte du paradis, en
adorèrent les premiers rushes (dixit Peter Biskind), accordant au réalisateur une « rallonge » vite insuffisante. L’élan autodestructeur à
l’œuvre dans leurs films, avec des personnages à la fois démiurges et
incendiaires, omnipotents et fragiles, grenouilles et scorpions, se vérifie dans
leurs biographies et leurs parcours erratiques par la suite.
Les majors ne limitèrent personne d’assez intelligent pour s’accommoder
de leur règlement, pour le contourner à l’occasion, et les blagues de sale
gosse d’un Hitchcock (coït final et métaphorique dans La Mort aux trousses,
chasse d’eau matricielle dans Psychose) l’attestent suffisamment. Les
« contrebandiers » loués par Scorsese y trouvèrent un espace
d’expression personnel par-delà les conventions, les attentes, les desiderata d’incultes avec ou sans
cigare (là encore, l’image et la panoplie du producteur ploutocrate méritent affinement révisionniste). Pareillement, la littérature française du
dix-septième siècle, avec son classicisme « corseté », semble bien
plus punk que les pitreries No Future des écrivaillons trash et graphomanes d’aujourd’hui, la
langue racinienne, avec son lexique raréfié, décanté, comme l’air enivrant des
sommets, comme les plans hypnotiques du Cronenberg de Crash (le Canadien, à ses
débuts, dut essuyer moult attaques visant ses bandes « choquantes »
érigées sur deniers d’impôt), bien plus incandescente que les pires fureurs
baroques.
L’argent n’a pas d’odeur, dit la
sagesse populaire, mais cette absence d’odeur peut vite vous monter au nez,
répond Brel. Bref retour au sperme – on y revient toujours, puisque les mots et
les idées jaillissent, puisque le texte s’apparente à un organisme, et avec
dans l’oreille la voix de sorcier d’Artaud susurrant ce mot interdit à la radio
dans Pour
en finir avec le jugement de Dieu – en la bien nommée Tabatha Cash,
oxymoron presque autant réussi que celui du pseudonyme de Marilyn Manson :
le financement du cinéma se tient tout entier dans cette tension entre la
candeur des contes de fées modernes (la bien-aimée Elizabeth Montgomery) et la
matérialité post-moderne des corps, des imaginaires, des flux financiers aveuglement virtualisés. Le serpent (baudelairien) monétaire se mord la queue –
pas de lien avec ce qui précède, quoique –, aspire à l’invisible pour mieux
exercer son empire (cf. notre analyse de A Touch of Sin), mais ses
conséquences concrètes se lisent au quotidien dans nos vies et nos industries.
Le cinéma ne saurait échapper à son
contexte de production, et même s’il affiche une insolente santé en temps de
crise – durant l’Occupation, la fréquentation se portait très bien, merci pour
elle et danke schön à la Continental
–, son état général demeure incertain. Dans la chambre des officiers (des
décideurs, des éminences grises), le patient français se porte mieux que ses
compagnons de lit (l’Italie, par exemple, cinéma en mort cérébrale depuis trop
longtemps, représenté par des morts-vivants ou une jeunesse tout sauf
meilleure, pour pasticher Pasolini). Ici, les gens continuent d’aller au cinéma,
d’en discuter – ah, quel pays extraordinaire que celui où l’on peut s’étriper
pour un avis opposé ! –, à le fréquenter dans les salles, à la TV, en DVD
(voire BR) ou en VOD.
Art et industrie, selon la formule
laconique de Malraux ? Oui-da, les deux unis pour le meilleur et pour le
pire, bien que cette (més)alliance objective, ce mariage de raison, conservent en
nos contrées une saveur artisanale, une machinerie à taille humaine jusque dans
les exceptions confirmant la règle (Gaumont et sa marguerite un peu défraîchie,
le cas Besson et son statut chipé malgré lui à von Stroheim de « l’homme
que vous aimerez haïr »). Le système solaire des producteurs s’avère avare
en galaxies immenses et tout ce petit monde se connaît, se reconnaît, se jauge
et se méfie, dans un climat délétère de jalousie, d’indifférence, d’envie, qui
identifie la « grande famille du cinéma français ». Mosaïque de
planètes avec des indépendances autoproclamées (Wild Bunch de Maraval et son
patronyme spolié à Peckinpah), des émanations de chaîne cryptée dépositaires
d’un soi-disant esprit irrévérencieux (Studio Canal), sans oublier des
entrepreneurs du BTP couvant jadis Jane Campion, Lynch ou Almodóvar (remember Ciby 2000 de feu Francis
Bouygues). Les « comiques » du petit écran so
hype, si parisien, so politiquement correct derrière ses
atours satiriques, transitent d’un plateau à l’autre, il ne leur en coûte qu’une
dizaine de pas à peine, la TV et le cinéma abouchés dans un unique et inique baiser
baveux et bavard, telles de nouvelles stars éphémères promises aux rôles
dramatiques pour prouver leur talent (là aussi, une particularité nationale,
sacralisée par Berri et Coluche en pompiste vengeur).
Cette politique de vases
communicants, d’entregent, de VIP et d’horizon incestueux tient encore,
s’applique à de nombreux produits distribués
en salle, alors qu’ils ne s’avèrent que d’indigents téléfilms ne méritant pas
même une seule minute d’attention ni une ligne pour l’écrire (et les maudire). L’actuelle vague
du « néo social » à la française laisse quant à elle songeur, avec
son mélange d’arrogance – salauds de
pauvres, comme disait Gabin chez Autant-Lara, qu’il convient d’éduquer, de
portraiturer, de réduire à du misérabilisme confondu avec « l’engagement »
(de qui et au nom de quoi ?) – et d’incohérence (acteur « palmé » à la persona paupérisée, aux parents fortunés). Tout ceci fait penser au football, sport de spectateurs pauvres « engraissant »
des joueurs riches (sans parler des instances opaques adeptes des « pots-de-vin »).
Difficile de montrer l’argent au et
du cinéma ? Impossible de filmer cette question, lancinante et obsédante
pour une frange de plus en plus grande de la cinquième (ou sixième, derrière l’Angleterre)
puissance mondiale ? On se permettra de renvoyer les cancres et les
amnésiques vers Rossellini (pêche au thon et ascension d’un volcan), Duvivier
(belle équipe promise à la ruine littérale), Bresson (argent virus circulant
telle une tumeur collective, cash et coup de hache), Stone (ivresse et vitesse des graphiques et des
cours en bourse), Schrader (gamine profanée par l’empire du vice des blue movies,
force vitale du gigolo monnayée
auprès des cougars d’alors) ou Roth
(capitalisme vraiment « sauvage » et torture mondialisée), parmi
d’autres et au hasard. À l’inverse de La Lettre volée de Poe, évidence
rendue imperceptible par sa trop grande et habituelle présence, l’émergence d’un
courant apparemment dévolu aux « problèmes de société », à une prise de conscience
des problématiques économiques de ce début de siècle, dissimule en réalité un
vide abyssal du thème et des modalités (de paiement) de le traiter. Il en va
ainsi pour le cinéma classé engagé (Boisset, Costa-Gavras, pour aller très vite), en
vérité souvent conservateur dans le fond et la forme.
Une autre économie est possible
Aucune mythologie humaine ne saurait
entièrement se défaire, se purifier, de ses attaches terrestres, de ses lourdes
racines dans le réel (même symbolique). Lawrence, dans une préface de L’Amant
de lady Chatterley, se moque de ce pauvre Swift déplorant les
excréments de sa mie (« Mais Celia chie ! ») et lui rétorque, en substance, « Heureusement ! »,
preuve de vie et de normalité (l’absence de « fécalité »
constituerait donc une anomalie scandaleuse, voici qui réjouirait sans doute
Artaud le scato) ; Ballard, dans
Millenium
People, parle d’un amour qui doit aussi aimer la corne aux pieds (pour rester
dans le registre corporel, citons avec délectation le dégoût d’un critique,
relayé par Truffaut, s’exclamant, devant L’Atalante : « C’est un
film qui sent les pieds ! »).
L’extase jouxterait les sanies, la
transcendance copulerait avec l’immanence, les plus beaux poèmes sentimentaux ne
redoubleraient qu’une beauté physique injuste et transitoire, subjective et
normée (dans un passage du bouleversant Livre de ma mère, Albert Cohen
ironise sur Pétrarque et sa Laure soudain amputée, ramenée à une femme-tronc,
quelque part entre Freaks et Boxing Helena) ? Bien sûr, et si vous
l’ignorez encore, le cinéma vous dira rarement le contraire (Melanie Griffith
occupée sur le siège des toilettes par Demme pour Dangereuse sous tous rapports,
pendant ludique à la sombre et repoussante coprophagie de Salò ou les 120 Journées de
Sodome). La merde – un terme qui ne sent, pas même chez Sade, si l’on
en croit Barthes – et l’argent, l’argent de la merde (celle du cinéma prédigéré, de la « malbouffe »,
des idéologies nauséeuses) et la merde de l’argent (La Grande Bouffe, avec
son quatuor sadien de gras bourgeois
prêts à se faire éclater la panse, alors que la tuyauterie de leur manoir
funèbre déverse des geysers d’immondices, provoquant la répulsion des
retraitées argentées cannoises, ou l’ineffable Monsieur Merde de Carax – un
essai reste à écrire sur les selles dans les salles, assurément).
Le cinéma, on peut le déplorer, ne se
limite pas à un ensemble de films et d’interprétations, à une mémoire partagée,
une histoire spéculaire de celle du siècle dernier. Artefact individuel et
collectif, il s’inscrit dans les modes de production de son temps, dans le
régime économique et diégétique d’une période donnée. Les logos des studios
hollywoodiens hier, celui d’EuropaCorp aujourd’hui (la naïade bessonienne donne
le mal de mer à beaucoup, compatissons), ne constituent pas qu’un sas entre la « vraie
vie » et la fiction : ils renseignent le spectateur sur le type de
produit qu’il va voir, qu’il va acheter, qu’il va consommer. Cette empreinte, cette politique des producteurs – et
combien de réalisateurs ou d’acteurs franchirent le pas, acquérant une plus
grande autonomie avec leur argent ou celui des autres, malgré le crédit du générique, Hitchcock, Eastwood,
Delon avant, Cruise maintenant ? –, transparaissent moins dans le flot continu
contemporain (sorties précipitées, embouteillages du mercredi), en raison du calibrage
en amont, mais la couleur de l’argent (et des studios) reste prégnante, y
compris parmi ses contempteurs professionnels.
Faire un film n’équivaut pas à rêver
(contrairement à la rédaction d’un scénario, disons). Faire un film signifie
trouver un financement, négocier des pourcentages, passer des accords avec des
structures spécialisées (les fameuses SOFICA, les fondations de mécénat). On
tourne avec son sang, sa sueur, son idéalisme et sa lucidité mais aussi avec des collaborateurs à payer,
un orchestre d’ego et de savoir-faire à manager,
une communauté à régir, rassurer, contraindre, parfois. Ni le bénévolat,
presque un passage obligé du premier film non professionnel, ni le « financement
participatif » (financement de foule,
dit joliment l’anglais crowdfunding)
ne remettent ces fondements en jeu ou en cause, et les deux façons de récolter
des fonds (ou des bonnes volontés) ne paraissent pas la panacée.
Faut-il transformer les artistes (et
les artisans, différenciation discutable en écho à celle qui sépare le travail
intellectuel au détriment de son homologue manuel) en fonctionnaires, en
courtisans assermentés, inféodés à une administration et à un pouvoir ?
Faut-il vouloir « moraliser le capital », plaisanterie cynique d’un
ancien président de la République, ou faire du monde de la finance son
« principal ennemi », galéjade démagogique de son successeur ?
Certainement pas, et l’on se gardera bien de donner des leçons (de comptabilité,
de morale) ou de formuler des dogmes de fabrication.
Le cinéma n’existe pas pour des happy few, pour une élite flottant dans
l’éther platonicien. Il s’agit d’un art commercial, populaire, capable de se vautrer dans la fange de la stupidité
avec la même énergie, la même fascination, qu’il s’élève sur les hauteurs de la
beauté, de la sensibilité, de l’exigence adulte et esthétique (comprendre
politique, au sens le plus absolu du terme, d’existence dans la Cité, celles
des hommes et de leur « vie intérieure », niée par les politiciens,
annexée par les religieux). Nous l’apprécions aussi pour sa schizophrénie, pour
ses mauvais genres bien plus révolutionnaires que des pensums conçus à cet effet, avec l’auto-complaisance de la bonne
conscience (notez l’ironie : le hardcore
et le gore se voient conspués,
accusés d’être des spectacles réactionnaires, alors qu’ils relèvent du cinéma
prolétarien, faible en moyens, cantonné dans une « niche » presque
uniquement envisagée dans la double optique de l’adulation fétichiste ou de
l’exploitation faramineuse et honteuse).
Cassavetes, Larry Cohen, Jean-Daniel
Pollet, Alain Cavalier, Rohmer avec Barbet Schroeder et Les Films du Losange –
plusieurs cinéastes s’entourèrent d’une famille de cœur et de labeur, ou
choisirent la voie austère d’une solitude ouverte sur le monde, dans une épure
dangereuse de leur langage et de leur mécanique.
Quand l’argent disparaît ne restent plus que le corps, la maison, la mer, le
miroir, éléments essentiels du cinéma et pas seulement. Le dénuement rapprocherait
du Ciel, de l’ontologie riche et belle, offerte sans intermédiaire ?
L’assertion peut aussi justifier la servitude et le ghetto expressif. Un créateur devrait pouvoir se focaliser sur son
art, mais son art, justement, procède du monde, et par conséquent de l’argent,
de ce que l’on en fait, de la valeur qu’on lui confère ou refuse, de ce qu’il
permet ou interdit.
Parler de l’argent au cinéma ne relève
pas de l’hérésie mais bel et bien de l’urgence. Il faut sans tarder
s’interroger sur de nouveaux financements, des organismes alternatifs, des « initiatives
à fédérer ». Si le e-cinema et
les métrages réalisés au moyen de cellulaires ne convainquent guère –
charitable euphémisme –, les possibilités restent à défricher (et à déchiffrer,
dans le bouleversement accéléré de la « chronologie des médias »
réglant le temps des images commercialisées). Que nous réservent « les
acteurs de la chaîne de valeur – auteurs, réalisateurs, producteurs,
distributeurs, exploitants, diffuseurs », en France et dans le monde
(d’autres évoqueront à notre place la production en Inde ou en Asie, prodigieux
et lucratifs continents de cinéma), pour reprendre les termes (du contrat) de
Frédérique Bredin, troisième femme actuellement à la tête du CNC ? Les
derniers mois de l’année nous le diront peut-être, tandis que la question des
quotas émerge à nouveau au niveau des radios.
Arrivera un jour où la perfusion ne suffira
plus – comparez les données sonnantes et trébuchantes du jeu vidéo, mammouth
gracieux et discret en parasite vorace –, où le patient ne donnera plus le change. L’avenir du cinéma désormais
numérique passe également par une méthodologie économique, une mise en lumière
de sa part maudite (clin d’œil au livre préféré de Bataille sur la mystique de
ces notions). La machine à momification,
à fantasme, à voyager dans le temps (des fantômes) s’avère encore et de toute
éternité – à l’exclusion du cinéma scientifique et underground – une machine à sous ; avant que la
mort ne vienne solder tous les comptes, aux cinéastes présents et futurs de se
prémunir contre ces « bandits manchots » (un surnom des producteurs, soufflent les persifleurs), avec habileté, dextérité,
sans fausse innocence, à eux de dévaliser en douceur la banque, ou de la faire
sauter, terroristes tendres sans plus rien à devoir, à payer, à risquer, sinon
leur foi dans le cinéma et l’exercice (pas uniquement comptable) de ses
puissances infiniment hors de prix.
Intéressant état des lieux/appel (remplace par l'expression qui te conviendra), Jean-Pascal. Qu'on le veuille ou non, le cinéma est une industrie, qui coûte beaucoup plus cher qu'un ordinateur ou un crayon, qui demande un minimum de moyens. Je reste néanmoins fascinée par "la débrouille", appelons cela ainsi. Dans des mesures diverses, d'un Henenlotter qui se voit octroyer 300 000 dollars et décide d'en faire deux films ("Que ferais-je de millions ?", dit-il lui-même) à un Peter Jackson, qui tournait - le week-end après son travail hebdomadaire - des plans de Bad Taste quand il avait un peu d'argent pour acheter de la pellicule (très intéressant dossier dans Mad Movies, Le Salaire de la Peur - où il est finalement question de ces films qui rapportèrent beaucoup plus que leur mise de départ, permettant à leurs auteurs d'accéder à des projets plus conséquents, certes), en passant par ces réalisateurs célébrés dans le documentaire Super 8 Madness. Alors certes, nous parlons là d'un cinéma de peu de budget, et certaines ambitions techniques leur étaient de ce fait interdites, mais c'est bel et bien du cinéma.
RépondreSupprimerSean Baker vient de réaliser un très beau (intéressant et esthétique) film, Tangerine, avec un smartphone... Alors pourquoi pas ?
Il faudrait demander à de jeunes aspirants réalisateurs ce qu'ils en pensent, mais au départ, dans tous les cas, rien ne se fait sans envie, ni sans foi, choses qui n'ont pas de prix.
Oui, Audrey, et ce caractère industriel, commercial et originel ne constitue pas en soi un obstacle ni une tare. La pénurie et le système D peuvent avoir également leur charme, car ils stimulent (ou devraient stimuler) l'imagination et l'esprit de réaction. Néanmoins demeurent une obscénité fondamentale - celle des budgets, des coûts de revient, où la ligne dédiée au film ne représente qu'une partie parmi d'autres, voire inférieure à celle du marketing - et un fossé sans cesse croissant entre les productions, de luxe, moyennes ou paupérisées (à l'identique des écarts sociaux, soulignons-le).
SupprimerHenenlotter choisit de poursuivre son sillon dans cette minimale économie, tandis que Jackson (déjà dispensable au temps de ses exercices potaches, avant qu'il ne donne dans le pompiérisme inspiré de Tolkien) joue dans une autre catégorie, proche, en cela, de Sam Raimi, similaire "fan boy" converti sans souci - et avec sincérité, sans doute - à l'économie de marché hollywoodienne. Le Projet Blair Witch devrait d'ailleurs être enseigné/étudié dans toutes les écoles de commerce en cas d'école du scénario lucratif : peu de mise de fonds, beaucoup de recettes.
Pas vu Tangerine (un Dream de néo réalisation ?) mais je ne doute pas que cette forme puisse itou s'orner de réussites, du moment qu'un homme ou une femme de talent se trouvent derrière le cellulaire. L'envie, la foi, l'ardeur s'avèrent en effet inestimables, dans le double sens du mot, mais, in fine, ils ne suffisent pas. L'énergie, la culture, l'épreuve du réel (filmer le monde, extérieur ou intérieur, et non dupliquer des souvenirs de cinéma), la colère (voire la rage) et la tendresse - voici des éléments essentiels, que l'on rencontre peu de nos jours, sur les grands plateaux ou les tournages amateurs ("cinéma guérilla", disait-on naguère).
Faut-il sauver ce type de financement, et le type d’œuvres qu'il suscite : la question méritait d'être posée, semble-t-il, et résonne avec la toute fin de La Société de consommation, essai signé Baudrillard que les Wachowski ne durent pas lire : "Nous savons que l'Objet n'est rien, et que derrière lui se noue le vide des relations humaines, le dessin en creux de l'immense mobilisation de forces productives et sociales qui viennent s'y réifier. Nous attendrons les irruptions brutales et les désagrégations soudaines qui, de façon aussi imprévisible, mais certaine, qu'en mai 1968, viendront briser cette messe blanche." Chiche, quarante-cinq ans après, et pas seulement dans le domaine du cinéma ?
Coficiné et Sofica Cofimage, de cette dernière j'ai lu en avant première des synopsis de films avant le passage en comité directorial pour décider de qui on tournera un film : il y avait de quoi en faire tout un vrai film assez contes drolatiques, mais oui ils sont capables de perdre bêtement de l'argent quand en particulier ils refusent de produire un film avec Depardieu au motif que le sujet déplait à leur politique ...lequel film avec Gégé a fait des millions et de vues et de fric produit par autrui comme de bien entendu, ils ne se gênaient pas pour privilégier des films de copains et de copines nullissimes, ce qui ne les gênaient pas non plus de perdre ainsi de l'argent...
RépondreSupprimerbref ,
quand du côté spectateur et de ce qu'il est capables de recevoir, il n' y a qu'à lire les commentaires relatifs à un film comme Le Dimanche de la vie ! : les gens s'ennuient ou ne comprennent plus rien, et plus avant de nos jours, c'est le formage par la loi des séries...téléguidage télévisuel...
J'ignorais votre drôle de rôle, lectrice polyvalente...
SupprimerSur Depardieu rédacteur :
https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2016/08/innocent-loutremangeur.html
On peut désespérer du public et des produits, on peut préférer célébrer une parfois rassurante réception/production, non ?