Blow Out : Parle avec elle


6 août 1945-6 août 2015 (ou 22/11/63), Marguerite et sa couronne (mortuaire) aux « dix mille soleils », Nancy et ses vingt-sept rouges à lèvres, John et Jack, Brian (not in the kitchen mais au cinéma) et James (en plein Pearl Harbor) : épousons, une fois encore, l’orbite à rebours de ce film fatal, « forcément » fatal…  


« You do the shit! I do the sound! »

Tu ne vois rien à Hiroshima, tu n’entends rien à Philadelphie.


On entre dans Blow Out par l’oreille, bien avant celle, bucolique et incongrue, de Blue Velvet. Qui se souvient de Kirk Douglas, fixant l’ennemi dans sa glace, pour le très beau La Vie passionnée de Vincent van Gogh et décidant de couper la sienne, pour ne plus entendre le monde trop petit ni les voix trop fortes dans sa tête ?

- Je dois me méfier des évidences. Blow-Up ? Oui, mais surtout Le Cri (hurlement final d’Alida Valli causé par le suicide du protagoniste). Conversation secrète ? Oui, mais surtout Le Parrain 3 (hurlement muet d’Al Pacino tenant son enfant morte en pietà sur les marches d’un opéra).

Voilà un adieu au slasher, à ce qu’on l’accusait, alors, De Palma de faire, et il concevra Body Double animé d’une plus grande et plus drôle colère (cf. en VO l’excellent récit de tournage de Susan Dworkin, Double De Palma). Le tueur de cette « série Z » porte des lunettes et se mire un moment dans un miroir embué : Blow Out ou le cinéma méta de la myopie (oculaire, politique, amoureuse).

Dès le générique, je pousse le cri insupportable de véracité toutes les femmes assassinées, mais tu ne l’entendras que bien trop tard. 

- J’étiquette mon premier effet sonore : « Tonnerre » et bientôt tempête sous un crâne, et bientôt déluge de couleurs dans le ciel obscur de la nuit américaine des années 70.

Notez le storytelling politico-médiatique à la TV ; Jack éteint le téléviseur, manière de dire : maintenant, on passe au cinéma (dans la double acception de l’expression, bien sûr, et en correspondance avec le seuil salace de Sœurs de sang) ; schizophrénie nationale illustrée par l’écran fragmenté optique ou de la prise de vues séparée ; comment réconcilier un pays avec lui-même après le Watergate (Peter Hyams, dans Capricorn One, recourra à la mémoire vive, énergique, du cinéma, tel De Palma avec Mission impossible) ? 

- Muni de mon microphone phallique, au milieu d’un pont fantomatique à la Murnau surplombant un lac féminin (De l’eau tiède sous un pont rouge, en effet), j’épie les amoureux, je reproduis la scène du film dans le film, car la vie imite l’art, on le sait depuis Wilde (Phantom of the Paradise relisait aussi Le Portrait de Dorian Gray).

Tu me vois plonger dans les eaux troubles (de la politique intérieure américaine) à la façon d’Ophélie, de Janet Leigh (Psychose), d’Eurydice (aux Enfers), de Shelley Winters (l’agnelle noyée de La Nuit du chasseur, auquel De Palma emprunte également son bestiaire nocturne et sa dimension de conte de fées pour adulte sur la découverte du Mal), de Lolita Davidovich (L’Esprit de Caïn), de Rebecca Romijn (Femme fatale) et tu plonges à ton tour. Là réside ta rédemption, là soupire ton salut.

Sally la somnambule, la survivante condamnée à mort (par la diégèse, par le cinéaste, par l’indifférence première de Jack), parle avec une voix de petite fille, hospitalisée parmi les draps tendus et immaculés de Suspiria, déjà cadavre enroulé dans le linceul bleu d’une couverture au motel (celui de Norman Bates ?).

Qu’accordait-elle, en dépit de ses dénégations, au gouverneur dans l’automobile, sinon du « sexe oral », celui qui coûta sa place présidentielle à Clinton, démis pour son déni, celui qu’appréciait Jack Kennedy (et son père), avec ou sans avatar de Monica Lewinsky ; le double O de Blow Out rime avec le blow job de la fellation (« faire un pompier », dit-on en français, et les camions rouges apparaîtront dans le faste spectaculaire, capitaliste, de la « fausse » cérémonie festive), avec l’initiale vide du personnage de Grant dans La Mort aux trousses (Roger O. Thornhill).

- Je dois mentir par omission, pour sauver l’honneur d’un mort puni d’adultère.

Des transparences sous la pluie renvoient à Diamants sur canapé, annoncent Sur la route de Madison (et l’immortel Rain and Tears  de Demis Roussos !) : revitaliser les pires clichés par une audace réflexive de chaque instant, une candeur cruelle, un idéalisme sans merci (oxymorons de l’époque et de lauteur). 

- Je me souviens (Perec ?) en point de vue subjectif dupliquant l’ouverture, je donne à voir le contrechamp absent du snuff movie de Zapruder – mais faut-il me croire pour autant (Cronenberg, toujours pervers et prompt à médire sur ce cinéma-là, hélas, met en doute les visions de Johnny Smith, autre homme de la rue à la Capra, dans Dead Zone) : et si le « vrai » fasciste, finalement, s’avérait le défenseur paranoïaque de la liberté, moqué aux policiers par le tueur au bout du fil ? 

Le crayon, ersatz du micro, se coiffe d’une gomme (Eraserhead, donc) : il peut, presque du même geste, écrire et effacer ; dans le coffre de la voiture du tueur, on aperçoit clairement le carton d’un effaceur magnétique ; le pneu, encore inanimé (contrairement au lubrique Rubber, « matant » itou les filles sous la douche), comporte deux trous (BlOw Out, again) dans lesquels le hitman glisse deux doigts (ah, ces orifices féminins circulaires qui obsèdent la tangente du pénis abouchée à eux, les baisant sans les pénétrer vraiment, encore moins les comprendre ; « Je me suis toujours senti seul dans une femme », confesse le projectionniste errant de Wenders dans Au fil du temps).

« Renegade » sur la jeep de Jack (modèle américano-italien, en double du réalisateur) : le diable est dans les détails, disent les Chinois (qui contribuèrent à la Naissance d’une nation via la construction du chemin de fer, on renvoie vers L’Année du dragon de Cimino, autre observateur lucide et généreux de son pays cosmopolite).

Je voudrais maquiller mieux les gens, « faire une beauté » à la laideur du monde, mais ils ne m’écoutent pas, ni vous qui me lisez, ni vous qui m’écrivez, et toi non plus, Jack, tu ne me touches même pas, à peine m’accordes-tu des bises enfantines… Je te dégoûte à ce point ? Que dois-je faire, à part mourir (et certainement pas de plaisir) pour que tu veuilles bien, enfin, baiser avec moi (crudité charmante du langage de Karen Black chez Hyams, en duo avec Elliott Gould mais sans la perruque blonde de Complot de famille).

Observez les losanges vaginaux du papier peint bleu/blanc/rouge de la chambre d’emprunt : le diable, etc.

Les bureaux du studio se trouvent au-dessus d’un cinéma « porno » ; Body Double nous montrera l’envers du décor, transformant le témoignage poignant d’Annette Haven en comédie noire sur un « cocu » dépucelé par un « faux » Indien armé d’une grosse perceuse.

- Je me fais mon petit story-board à moi avec les photogrammes numérotés parus dans un tabloïd, j’utilise un banc-titre, je réalise un photomontage comme celui de La Jetée de Marker et je supplante Dennis Frantz en photographe/maquereau/futur « pornocrate » de Body Double. Je me raconte des histoires et j’aime ça.

Le Newark Express et le Benjamin Franklin Hotel (« En plein cœur historique de Philadelphie ») : convergence de l’autobiographie natale et du roman national.

Dans Blow Out, comme dans moult « produits » de l’industrie volontariste des images étasuniennes, il faut conjurer le trauma du flic infiltré (réminiscence du Prince de New York que devait tourner BDP, film dans le film à nouveau, séquence au passé qui mime le présent, parcourt la trajectoire du rire aux larmes), sa sueur (pas si froide) fatale (présage de la goutte métaphysique de Mission impossible), son corps pendu dans les toilettes : avec sa seconde jambe cassée en expiation de son voyeurisme, Stewart s’en sortait beaucoup mieux, finalement, dans Fenêtre sur cour et même dans Vertigo, in fine ironiquement guéri de sa phobie.

« It wasn’t your fault! »

Tu ne dis rien à Hiroshima, tu ne parles pas à Philadelphie.


La traque à la Sueurs froides débute dans le centre commercial de Body Double, par l’Identification d’une femme figée « en petite tenue » sur une photographie en noir et blanc, à perforer d’un pic à glace pas encore entre les mains expertes de Sharon Stone succombant à son Basic Instinct : marchandisation des corps (au premier plan celui de la semi prostituée)/méprise du tueur (« en réalité », il joue les serial killers pour mieux brouiller les pistes).

- Je veux à tout prix, au prix de sa pauvre vie, garder mon témoin en ville, quitte à le mettre en danger. Je l’exploite parce que je travaille dans le cinéma dit d’exploitation. J’empeste le cynisme, l’obsession de la « vérité » (Nietzsche s’en gaussait chez Platon), L’Invraisemblable vérité de Lang (La Femme au portrait, La Rue rouge, Furie, Le Diabolique Docteur Mabuse dialoguent avec la filmographie de Brian De Palma) ; mon charme sert de leurre, et Blow Out dépeint aussi deux solitudes, deux vides existentiels et  sentimentaux.

Comme si tout cela ne suffisait pas, De Palma donne dans l’auto-citation explicite avec un extrait de Murder à la mod sur la TV du taudis de Manny… 

Le film montre et fait entendre la quête d’un cri, de « l’accord parfait » entre le son et l’image, matérialisé par l’ingénieur (du son) se prenant pour le Grand Architecte, avec un sourire de victoire, d’autosatisfaction, par deux repères au crayon blanc sur les bandes noires.

Le commissariat jouxte l’église (dans Les Incorruptibles, Malone initie Ness dans un sanctuaire similaire), un portrait en couleurs du pape Jean-Paul II orne le mur du flic (un autre de son épouse, sur le bureau) ; il parle de paranoïa, à tort mais en promettant d’écouter la « preuve » apportée sur un plateau (de cinéma). 

« It’s very clear! »

Tu me fuis à Hiroshima, tu ne m’étreins pas à Philadelphie.


Quel tueur professionnel trop zélé, triste et implacable ; deux artistes dans leur genre respectif (du film d’horreur, on passe à la romance puis au mélodrame, à travers le thriller).

Les cabines téléphoniques des Oiseaux, où communiquent l’ange exterminateur et son commanditaire, encerclées par le travelling puis enchaînées cut à des magasins de robes de mariée, dont l’un se nomme Blue Bird (Jack et Sally, nouveaux « inséparables », mais pour combien de temps ?).

Une autre cabine, celle du studio d’enregistrement, bientôt investie par toute l’équipe de Berberian Sound Studio (la vie vue comme un film d’horreur italien) nous vaut quelques essais drolatiques de scream queens (mélange des tons aussi dans Carrie au bal du diable, avec les garçons hilares dans leurs costards devant le miroir). 

- Je n’en crois pas mes oreilles : la presse télévisée – sous peu réduite à de l’infotainment – s’en mêle, mais « l’effaceur » la précède et travaille vite et bien ; dans l’atelier, les masters tournent à vide, amnésiques, dotés d’une deuxième virginité, la caméra mimétique prise de tournis sur son axe (De Palma, passionné/récompensé de cybernétique, s’auto-flagelle dans une satire de la technologie enquêtrice).             

Tu me rejoins dans mon appartement, aussi clair que mon âme, au-dessus d’une voyante. Je t’aime déjà, peut-être, et tu ne le vois pas (l’aveugle de M le maudit, du Voyeur, voient mieux que les autres, pourtant pourvus de leurs yeux trompeurs ; « Ils ont des yeux et ne voient point » rugissait le prophète Jérémie). Je m’habille comme le Petit Chaperon rouge et je vais sous peu rencontrer mon Grand (et très) méchant loup. Sauve-moi, Jack, ne m’oublie pas avant d’apprendre à te souvenir de moi, ma voix d’outre-tombe dévidée en boucle.

La combine du chantage, sa « spécialité » ; elle fait ça pour de l’argent (« Je fais ça pour bouffer » sanglotait Romy Schneider au début de L’important c’est d’aimer) ; le remords commence à la mordre mais le repoussant et dérisoire souteneur s’en contrefout et la rassure : son assassinat canonise le politicien ; admirez la position (du tireur, viser/tourner dans l’unique to shoot) couchée du proxénète crucifié.

Surprise (souriez, on vous filme) : le photographe se révèle lui-même cinéaste – ah, ces gamines de huit ans capables de réaliser leur propre film dans l’utopie électronique de Coppola ! – ; Blow Out ou l’archéologie des écrans, la recherche du film original/originel perdu et retrouvé dans Snake Eyes (mais De Palma n’y croit pas ; le faisceau des hypothèses, tant prisées par les théoriciens du complot, n’aboutit qu’à l’évaporation de la réalité, son assourdi, image surexposée).

- Je ris (jaune ou noir) de me voir dans ce miroir, qui me reflète en preneur de son sur écoute.

Le remords mord Jack à son tour, il ne veut pas impliquer Sally en dépit de l’intérêt du journaliste à la Pollack ou à la Pakula ; ce qu’il veut : se couvrir avec des copies (un faussaire sonore tout droit sorti de Vérités et Mensonges, avec Welles à sa table de montage et Oja Kodar marchant en jupe courte dans la rue, sous les sifflets admiratifs de la populace des mâles ; De Palma filme amoureusement des putains promises au pilori).

Une course contre la montre mortelle du tueur, un fil d’acier caché dans le boîtier, le cadran rond servant de prise ; en clin d’œil, son tic oculaire chipé au batteur névrotique de Jeune et Innocent ; avant le grand final, on « se fait la main » sur une catin effectuant des pipes (pas celles de Magritte, quoique) dans les cabines téléphoniques de la gare et ses toilettes ; elle sourit au vert (couleur de pourriture, des néons, ici, chez Hitchcock ou Argento) dollar tendu, elle demande, en silence et à travers les parois de verre mises en abyme, cinq minutes pour aller se brosser les dents (pute mais propre, par conséquent) ; elle ressemble à Sally en plus vulgaire, comme Sally ressemble à Judy (Sueurs froides) en plus prolétarienne – la copie d’une copie d’une copie, presque à l’infini : démonstration maniériste d’une insaisissable origine (du sens et du monde, à la Courbet).

Bis repetita : répétition du trauma, du piège sonore ; la leçon ne sert pas, Lisa, dans l’ultime plan de Fenêtre sur cour, retourne à ses « illustrés » de mode, comme si de rien n’était.

Dans Le Dernier Métro sans Truffaut résonne le glas de huit notes, en remplacement sinistre de la Cloche de la Liberté ; gares létales explorées ad nauseam (par exemple dans L’Impasse, chronique d’une mort annoncée racontée en voix off par un mourant).

- Je traverse la mairie à tombeau ouvert, littéralement et mieux que chez Scorsese (Marty, l’ami de Brian), je m’encadre (surcadrage) dans une vitrine de souvenirs ; ce nouvel accident me vaut un quart d’heure warholien (Blow Job, idem) de célébrité.

« Jack’s gonna kill you! »

Tu me cherches du regard à Hiroshima ; tu me regardes enfin à Philadelphie.


Jack ressuscite dans son ambulance, inversement ranimé par les cris de Sally, il court à contre-courant (reformulation du Docteur Jivago de Lean, que De Palma admire, lui-même reformulant La Foule de Vidor) ; liesse de la collectivité mise en parallèle avec la détresse de l’individu : une histoire de l’Amérique ?

Tu me vois devant la bannière étoilée – réponse cinglante et soulignée à la parade du « grand oral » de George C. Scott dans Patton – souillée de mon sang, de mon cri abouti (« Tout est consommé » reconnaît le Christ), de ma main tendue vers toi, inaccessible, autant que celle de Janet dans Psychose, d’Angie dans Pulsions, de Monica dans Irréversible (ah, le cri inaudible de Romy dans Le Vieux Fusil) ; la proximité illusoire, évocatrice, du son, ne peut combler la distance de l’espace qui nous sépare, cet écran familier pour les cinéphiles adorateur de lointains fantômes. Je vais mourir, Jack, ne le vois-tu donc pas ? Sauve-moi, mon amour !

Le steadicam valse durant un « son et lumière » lyrique (Pino Donaggio au zénith vénitien), afin d'immortaliser un « artiste » (du couteau) devenu meurtrier, plaqué sur l’arrière-plan d’un feu d’artifice retravaillant celui, ludique et délicieusement sexy, de La Main au collet (rapprochement possible avec le double suicide final, maritime et en plein jour, de Hana-bi le bien nommé), avec sa contre-plongée/transparence en travelling circulaire, ironiquement wellesienne, déchirante et déchirant le voile de toutes les apparences, dans une malédiction reconduite (dire mal, dire du mal, filmer mal, se faire du mal).   

Il se tient sur un banc enneigé, opposé à celui, solaire, sur lequel s’achevait L’avventura ; vide des bandes vierges (à son image, puceau agité par de noires pensées), neige de l’écran de TV ;  « I don’t watch the news » disait Sally l’ingénue, attachante ignorante, Alice préraphaélite égarée au pays des horreurs ; le bateau glacé (Nosferatu le vampire ?) ne prendra pas la mer ; oh, tant d’impossibles départs, en navire ou en train…

Le drame antique de la tragédie grecque, avec son héros noble, avec son sang dans les coulisses, fait place au mélodrame de la tragédie américaine, avec ses anti-héros triviaux du quotidien, tressage humain, trop humain, de la désespérance des seventies et du clinquant des années 80 (le défilé « gratuit » mais coûteux, le glamour façon Playboy de Pulsions) ; ce dernier et celui-ci : deux films rêvés/cerveaux, Blow Out magnifié par le caractère onirique de la photographie du grand Vilmos Zsigmond (climat proustien d’Obsession).  

« That’s a scream! »

Tu ne m’entends plus à Hiroshima ; tu m’entendras toujours à Philadelphie.


Voici venu le temps de la damnation éternelle, de l’art romantiquement nourri de douleur et de sacrifice, de l’éternité du film-tombeau (au sens littéraire du mot, aussi, Mallarmé chantant Poe défunt, disons). 

Voici un chant d’amour et de séparation d’un réalisateur à sa muse et compagne.

- Je me bouche les oreilles face au réel, je me prends la tête dans les mains à la Munch, je deviens Vincent à l’oreille coupée, qui ne peut soutenir son propre regard, ni le bruit du temps.

Le croque-mitaine sur l’affiche du « nanar » s’incarne terriblement en Destin, et rien, jamais plus (nevermore), ne pourra effacer ce cri intériorisé, doublure/orgasme sonore qui le plonge dans la déréliction et l’autisme (Tony Montana, pareille victime de son orgueil, de son hubris, chutera dans sa piscine écarlate à la fin de Scarface, lui qui croyait que le monde lui appartenait, écrasé à la verticale par l’œil de Dieu qui voit tout, qui sait tout, qui n’accorde que la miséricorde du souvenir à partager dans une salle de cinéma).

Hasard ou « synchronicité » jungienne : dans l’épilogue superbe de Perfidia, tome inaugural du second « Quatuor de Los Angeles », James Ellroy fait courir William H. Parker, le capitaine croyant et tourmenté du LAPD, à travers une manifestation hollywoodienne, à la poursuite de sa rousse amoureuse fantasmée ; l’homme tombe, se relève, chute encore et plusieurs fois, maltraité par la mer anonyme, hostile et moqueuse qui le cerne ; puis il finit par rejoindre une femme réelle, endormie, prononçant son prénom dans ses songes (humides, pour rester dans le contexte X de Body Double) et la fresque balzacienne pleine de bruit et de fureur, narrée par un romancier majeur, tout sauf « idiot », au sens davantage religieux qu’historique, se clôt sur trois mots suprêmes, empreint d’une exquise douceur : « Katherine, mon amour » – Ellroy, admirateur de La Passion de Jeanne d’Arc, mais grand inquisiteur de Citizen Kane, par ailleurs portraitiste habile de Bette Davis, vit-il Blow Out ou Pickpocket ? Il nous plaît de l’imaginer.    


L’échec commercial de cette fable scopique (et catholique, et platonicienne), promise à un culte vidéophile, va  entraîner chez notre « Père » (de cinéma) une alternance régulière entre « films de prestige » et « projets plus personnels », ainsi que le lui fit justement remarquer naguère Isabelle Huppert, intronisée rédactrice en chef d’un hors-série des Cahiers du cinéma

Brian De Palma poursuivra sa peinture de la virilité inquiète et de l’héroïsme suspect avec Ness, Erikkson, Brigante, Hunt ou Santoro (Les Incorruptibles, Outrages, L’Impasse, Mission impossible et Snake Eyes), des sévices et violences « faits aux femmes » courageuses, et tendres, et belles, et dangereuses, dans les mêmes titres ou d’autres (poétiques et peu convaincantes retrouvailles avec une autre morte dans Mission to Mars, le visage chéri dessiné dans le sable d’une planète tarkovskienne).

L’abolition définitive du référent « réaliste », de la moindre once d’amour (au sens laïque et chrétien du terme), le déchaînement absolu de la violence mondialisée, transculturelle, aussi obscène que sa représentation, se verront actés dans le sidérant vortex numérique et martial de Redacted, suivi par l’aphasie exsangue de Passion (De Palma nous manque « infiniment, follement », pour citer Annie Girardot épouvantablement ressuscitée par les César, et son silence commence à nous peser).


Oui, vraiment, ne demande pas pour qui sonne le glas (question de John Donne), à Hiroshima, à Philadelphie, au Vietnam, à Chappaquiddick (sacré Ted, frère de Jack !), au bout du monde ou à une centaine de pas – car tu sais bien, hypocrite lecteur, mon semblable (mon adversaire), mon frère (ma sœur), qu’il sonne pour toi, pour nous tous, renvoyés au reflet de notre condition de spectateur cinéphile/nécrophile impuissant à sauver les femmes (les hommes) que nous aimons, sur l’écran ni dans « vraie vie », notre crime avéré, notre impardonnable péché.

Sally, par-delà la fiction vomie par la TV, cette oraison ignoble et redacted de trente secondes, ou moins, rejoint Laura Palmer au bout de son calvaire dans le wagon métaphorique de Twin Peaks: Fire Walk with Me, privée cependant d’une ascension bouleversante (pour Mission impossible, Vanessa Redgrave, avec son prénom androgyne, tire les ficelles œdipiennes, méta et bibliques depuis un compartiment de TGV, tandis qu’elle dévisageait le voyeur « aryen » et espiègle de Blow-Up). Elle porte au cou les stigmates de son aveuglement, de sa confiance, de sa passion (christique).

Jack, ligoté à son siège passif dans la pièce claustrophobique aux murs en velours grenat, qui voulait tant agir sur le cours d’événements trop vastes et ramifiés pour lui, faire partie de la fiction à portée de main (et d’oreille), tel le narrateur énamouré de L’Invention de Morel (et de La Jetée), ne ressemble plus qu’à l’ombre de lui-même, roi déchu et nu au royaume des spectres, maître du son et fossoyeur des sentiments. Il sait désormais le coût exorbitant d’une vie, d’un cri, d’un mépris – pas celui de Godard, idole de jeunesse pour De Palma, mais pas loin – et il mérite, dans sa grandeur obscure et coupable, notre compassion fraternelle (à la fois complices et contempteurs). 


Blow Out, palimpseste audiovisuel, leçon de cinéma, d’herméneutique, de ténèbres, de morale, de vie et de beauté, retourne au silence, car on ne crie plus dans un cimetière – tous les génériques de film finissent, un jour ou l’autre, par à s’apparenter à des nécropoles – mais sa valeur immarcescible continue à nous éclairer, mais ce grand petit film classique et virtuose nous offre encore quelques trésors, d’admirables secrets que ce texte, tapisserie sonore (sorcellerie évocatoire ou bibelot d’inanité, pour parler comme Baudelaire et Mallarmé, cela, « au fond », ne nous regarde plus, avouons cette bénigne arrogance) improvisée, assumée, tracée de façon spéculaire, ne saurait, bienheureusement, épuiser.

Attends-moi, Sally, dans ton silence loquace, qui parle mieux que tous mes mots (d’amour) : me voilà, je me tais, je t’écoute et je parle avec toi.   

Un vivant écho de notre Orphée en stéréo ici.

Commentaires

  1. On peut aussi penser à Mary, marquée comme Sally du sceau de la mort à la suite d'une embardée précipitant sa voiture dans un fleuve. En fin de course, un spectre visuel, l'autre sonore. Non-concordance (d'un point de vue logique) du son et de l'image pour l'accident (donc c'est un fake !), concordance (d'un point de vue qualitatif) du son et de l'image lors du doublage (Sally privée d'enveloppe physique existe dans une seule dimension, le son).

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    1. L'héroïne de Carnival of Souls souffre de problèmes d'audition, son monde privé parfois de bande-son ; nous écoutons des images mortes animées par un mécanisme anatomique (la persistance rétinienne), tandis que le monde ne se donne à lire, bien ou mal, que grâce au cerveau (l'existentialisme précède la cinéphilie) ; F for Fake de Welles, en effet ; le cri "primal" (et primaire) du "slasher" relève déjà de la post-synchronisation : pas de son direct, pas de pureté originelle, pas de matrice sinon la mémoire, la terreur et le désir, de vie ou de mort...

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    2. Quelle est la référence du hors-série des Cahiers avec Huppert en rédac-chef ?

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    3. Il s'agit du numéro 477 paru en mars 1994.
      http://www.livres-cinema.info/livre/2306/isabelle-huppert-autoportrait-s
      PS : bien reçu ma réponse sur Paperhouse ? Votre messagerie ne semble pas fonctionner...

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    4. Non rien reçu. Bizarre. Merci pour la précision ! Je suis curieux de lire la curiosité de l'actrice à l'égard de ce cinéaste et lui ce qu'il dit.

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    5. N'oubliez pas qu'elle tourna aussi avec un certain Cimino... Voici donc ma réponse inchangée : "Bonjour Benjamin, Merci pour le signalement et la lecture (attentive). Belle journée cinéphile !" - et, du même coup (de feu, of course), une excellente soirée.

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  2. "Le cinéma de Duras est un cinéma différent fondé sur le son, la voix, le texte, le langage et la musique"
    https://www.youtube.com/watch?v=10vJCUZjHvE

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