Peppermint frappé : Ma femme est une actrice


Un film intemporel et daté à consommer sans modération mais avec déraison…


Tel le protagoniste, Saura voit ici double : Elle et Paris Match, Machado et Franco, le Mystère d’Elche et Los Canarios, Buñuel et Hitchcock, Tristana (1970) et Sueurs froides, société de répression et société de consommation, ruines d’hier et projets immobiliers d’aujourd’hui, Elena et Ana, Cuenca et Calanda, Marie et Jésus, l’Assomption et la Passion, la Semaine sainte et un double assassinat, les sœurs Dorléac chez Demy et Brigitte Bardot au musée, la vieille ville touristique et la ville moderne au loin, un tambour et un vanity-case, la brune et la blonde, le cabinet de radiologie et l’appartement, le laboratoire photographique et l’autel privé, l’Espagne médiévale et l’Espagne de la fin des années 60, les apparences et l’intimité, le jeu social et la comédie privée, les souvenirs en noir et blanc et les couleurs du présent, le grain de la mémoire et la monochromie du récit, l’aridité des terres et le flux intarissable du désir, les regards et les rebuffades, les escaliers en colimaçon et la linéarité de l’histoire, la petite voiture verte et le bolide rouge, la villa et les thermes, une attraction foraine et une fascination soudaine, l’ennui et l’épiphanie, la boisson et le poison, la menthe et le dentifrice, les ressorts du sommier durant le sexe et le silence comateux de la chasteté, le conte de fées pour adultes et la satire sociale, les mœurs de province et la liberté des mœurs, les filles à découper ou celle à faire maigrir, le rameur et la baguette, l’automne et l’Afrique, les yeux et les mains, les blessures et les faux cils, le machisme et le féminisme, le pays et les orphelins, les costumes et les bas noirs, les repas et l’amertume, l’envie et le vice, l’obsession et l’innocence, les miroirs et les rayons X, la blancheur des murs et la noirceur des âmes, le huis clos domestique et l’horizon vide, les deux hommes et les deux femmes, les deux acteurs et l’unique actrice, le profane et le sacré, la chair et l’esprit, la danse et l’immobilité, les images et les êtres, la princesse et le crapaud, l’indifférence et la complicité, la vie de province et les voyages au long cours, le franquisme et le colonialisme, l’argent et le crédit, une pochette jaune Deutsche Grammophon et un vinyle noir RCA, le sang et le sperme, les retrouvailles et les adieux, la chute et le ravissement, un vélo et une chaussure, le feu dans la cheminée ou l’eau reçue sur la tête, la vierge et la putain, la frigide et l’émancipée, une jupe sur laquelle on tire et une chemise de nuit transparente, les plans d’ensemble et les gros plans des visages, les travellings circulaires et les contre-plongées, le classicisme puritain et les fantaisies pop, Thérèse d’Avila et Antonioni, le vieux garçon et son assistante incestueuse, l’amour le plus pur et les manigances les plus sordides, l’enfance à jamais perdue et pourtant invoquée, les idoles d’aujourd’hui et la superstition d’hier, les légendes dorées et les couvre-lits grenat, la vie à rêver ou l’existence haïssable, l’ami et le traître, la présentation cannoise annulée en mai 68 et l’Ours d’argent du meilleur réalisateur à Berlin, un titre en français mais une postsynchronisation hispanique, le moralisme et les longues jambes féminines, le doute et le mensonge, l’humiliation et la lutte des classes, la bourgeoisie et le peuple invisible, les os canins déterrés ou les traits chéris surgis d’un bain révélateur, les ciseaux qui coupent et la glace qui craque dans le verre, la candeur et le péché, le septième ciel et l’Enfer sous nos pieds, une robe blanche et de ténébreuses pensées, une route en lacet pour un faux accident, l’onirisme et la trivialité, le giallo et la Movida, le romantisme et le cynisme, l’impuissance et la clémence – on laisse à d’autres cinéphiles le soin de trouver d’autres paires (de jambes et de manches)…








Tout ceci, bel et bon, suffirait assurément à faire un film, mais Saura ne s’en contente pas, ou, plutôt, il fusionne les antagonismes, contradictions, correspondances et déséquilibres au sein d’une psyché unique, d’un seul corps, d’une femme multiple : sa compagne, sa muse, son égérie et son souffre-douleur – Geraldine Chaplin qui, nantie de sa grâce de ballerine, d’une part d’enfance incorruptible, d’une sensualité mutine, anime ce voyage sentimental au bout de la nuit meurtrière avec un charme aussi fou que le peppermint du titre, auquel on succombe dès son apparition virginale chez son mari, personnage descendant un petit escalier pour se camper sur le palier, actrice en quête de la meilleure place sur cette scène de théâtre cruel et intime, presque aveuglante de blancheur, tandis que son brun sosie se drape de tons ternes, à l’image du village et des feuilles craquantes sous les pas du quatuor ; « Here she comes, you better watch your steps/She's going to break your heart in two, it's true » chantait Nico en 1967, l’année de Peppermint frappé, sur Femme fatale pour le Velvet Underground, et notre cœur, immédiatement, se brise pour elle, dans cette salle de cinéma désertée par un samedi après-midi pluvieux, cinq spectateurs – dont votre serviteur – à une séance à cinq euros (la mort du cinéma ? On ne sait pas. La fin de la cinéphilie ? Oh que oui !) durant le premier festival Play It Again ! à la mission salvatrice, cependant : Voir ou revoir les plus grands classiques de l’année en version restaurée ; dans cette copie mirifique, Geraldine revit, littéralement, face au brillant José Luis López Vázquez, avatar de Javier Bardem, découvert dans La Petite Voiture de Ferreri ; bien sûr, on l’admira chez David Lean à ses débuts (Le Docteur Jivago), puis chez Richard Lester relisant Dumas (Les Trois Mousquetaires et On l’appelait Milady), trio héroïque – pas celui de Johnnie To ! – avec Faye Dunaway et Raquel Welch, chez Guy Hamilton adaptant Agatha Christie (Le Miroir se brisa aussi pour Kim Novak), chez Scorsese (le floral Temps de l’innocence), chez Zeffirelli (Jane Eyre avec Charlotte Gainsbourg), chez Almodóvar (la danseuse, sa formation, de Parle avec elle), chez Juan Antonio Bayona (pour l’émouvant Orphelinat), chez Demy fils (Americano et le numéro musical à couper le souffle de Salma Hayek, qui n’en manque certes pas) et même chez Serge Korber (Sur un arbre perché) ou Lelouch (Les Uns et les Autres), sans oublier la gamine des Feux de la rampe enrôlée par son amer papa ; mais jamais, jamais vraiment, pas même en gibier pour la meute familiale en rut d’Anna et les Loups, nous ne la vîmes si belle, si libre, si ensorcelante, si naturelle, si sûre de son (double ou triple, on s’y perd avec plaisir) jeu, sa beauté autant magnifiée par l’écrin du cadre, de la photographie, de la lumière caressant ce visage à nul autre pareil, et l’ultime travelling autour du couple rieur et au son du tambour nous emporte dans son élan, sans la douleur de Sueurs froides, sans le lyrisme d’Obsession, sans le doublage du Grand Jeu de Feyder où Marie Bell, avec son exotisme d’avant-guerre, perdait sa voix (accaparée par Claude Marcy) pour mieux damner ses amours, sirène factice dans l’hélice d’Ulysse au jardin marocain des délices (et Kim Novak nous bouleversait par sa fragilité, bien plus que par ses pulls sans sous-vêtements impressionnant Truffaut) ; aussitôt nous tombons amoureux de cette image, de cette comédienne, de cette femme qui n’existe plus, qui existe différemment, et l’œuvre dévoile alors sa vraie nature de lettre d’amour par caméra interposée, de philtre addictif pour le cinéaste et le spectateur, d’éloge immortel d’une poupée souveraine cernée par ses vassaux, sur le point de la violer ou de lui dresser un piédestal : ah, Geraldine Chaplin, sublime géraldine (comme dit Dundee le Crocodile)… 






       

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