Les Larmes amères de Petra von Kant : Le Cinéma de Douglas Sirk


Philip K. Dick baptisa l’un de ses romans Coulez mes larmes, dit le policier : usons de son poétique oxymoron en clé (des songes) pour ouvrir quelques serrures d’un château de conte de fées, hélas propice à d’infernaux et poignants sévices : bienvenue à Douglas Sirkland !   


Le hasard (?) cinéphile fit bien les choses, puisque nous découvrîmes naguère, simultanément, les films de Douglas Sirk et ceux de Rainer Werner Fassbinder. Le lecteur – la lectrice – plus ou moins fidèle de ce blog doit connaître désormais notre intérêt, voire notre attirance formatrice, dans le cas du premier, pour deux genres cinématographiques généralement affublés de l’épithète « mauvais », car considérés, d’un point de vue critique, comme (très) mineurs, quand ils ne véhiculeraient pas un discours misogyne ou réactionnaire : nous voulons parler de l’horreur et de la pornographie. On laissera pour l’heure ces univers, encore injustement méprisés, pour se focaliser sur celui du mélodrame, royaume « éhonté » des larmes, avec Sirk & Fassbinder en seigneurs incontestés (nous évoquerons quelques princes à leurs côtés), l’élève relisant d’ailleurs le maître – pareillement, Sirk retravaillera par deux fois des films (Images de la vie et Le Secret magnifique) réalisés avant lui par John M. Stahl, auteur du brillant et ténébreux Péché mortel – avec son émouvant Tous les autres s’appellent Ali, inspiré par Tout ce que le ciel permet, antidote bénéfique contre tout long métrage « à message », sous la désastreuse égide du politiquement correct. Après le sang et la sueur, voici donc les larmes, pour renverser une célèbre formule de Churchill…



Si certains ne voient dans le mélodrame qu’un ersatz de la bien plus noble tragédie, antique ou classique, un produit commercial ouvertement lacrymal et grandiloquent, tout d’abord apparu sur scène – le fameux « boulevard du Crime », immortalisé par Les Enfants du paradis – ou sous forme de feuilletons dans la presse populaire du dix-neuvième siècle (Dickens, Eugène Sue, Hector Malot et consorts), il ne faudrait pas oublier que la statue du Commandeur de Victor Hugo y recourut avec délice et franchise dans Les Misérables, œuvre sentimentale et excessive (cf. les pages romantiques consacrées à la « tempête sous un crâne » de Valjean, ou narrant sa fuite à l’eau-forte dans les égouts parisiens) mais aussi sociale et politique. En outre, le mélodrame musical, que l’on nous permette ce pléonasme, compte dans ses réussites L’Arlésienne de Bizet, le Pierrot lunaire de Schönberg ou un certain Peer Gynt de Grieg, dont on sait le mémorable usage par Lang dans M le maudit, et ses origines se confondent avec l’art dramatique lui-même, jusqu’à servir de source d’inspiration, thématique et formelle, pour la « musique de film » (appliquée, disent les Italiens), alliance de mots, de notes et d’images unique et incomparable encore à réévaluer, généalogie volontiers reconnue par Bernard Herrmann, qui consacra son génie à d’autres expressions narratives, opéra (l’ombrageux Les Hauts de Hurlevent) ou cantate (la massive Moby Dick).



Le cinéma ne pouvait pas ne pas combiner les deux aspects, propres à sa nature polymorphe et « impure », pour citer le joli mot de Bazin, liés à son caractère éminemment vulgaire malgré son embourgeoisement industriel. Cette ancienne attraction de foire devenue « septième art » s’honora par conséquent de sommets émotifs jadis escaladés par Griffith (Le Lys brisé), Murnau (L’Aurore), Borzage (The Mortal Storm), Pagnol (Naïs), Demy (Les Parapluies de Cherbourg) ou Christine Pascal (Le Petit Prince a dit), mais des réalisateurs visionnaires bardés d’une réputation d’intellectuels grimaçants et glacés ne dédaignèrent pas de s’y abreuver, au-delà de la diversité des tons ou de l’apparente fidélité à un genre : tout le cinéma de Stanley Kubrick et de David Cronenberg peut se lire à travers le filtre du mélodrame, de façon plus ou moins explicite (nous pensons particulièrement aux épilogues déchirants de Barry Lyndon et Faux-semblants), et nul hasard – encore ! – si l’un et l’autre adaptèrent Stephen King sous l’angle du drame familial intimiste, dans Shining et Dead Zone, célébrant ainsi les noces funèbres et superbes du sang et des larmes (pour la sueur, on renvoie à Crash ou Eyes Wide Shut).  
  

Tout ceci se retrouve dans le cinéma de Douglas Sirk, populaire, sentimental, politique et raffiné. Dans ses remarquables entretiens avec Jon Halliday (on conseille aussi la lecture du bel album de Jean-Loup Bourget), celui qui fit pleurer beaucoup de ménagères pas encore désespérées (quoique) dans l’Amérique des années 50, sur l’écran et dans les salles, confiait pourtant son peu de  goût pour les « histoires à faire pleurer Margot ». Homme de culture, admirateur de Shakespeare, qu’il mit en scène au théâtre, mais également éphémère et heureux fermier, exilé européen mieux adapté aux États-Unis que, disons, Ophuls ou Zweig au Brésil, Sirk ne s’aveugla jamais sur les vertus supposées de l’American way of life ni sur le « cauchemar climatisé » (Henry Miller) promis et offert par le « rêve américain ». Observateur lucide des travers de ses contemporains et nouveaux compatriotes (avec patronyme danois américanisé), à l’égal d’un Mankiewicz ou d’un Minnelli, rejoignant le second dans sa splendeur graphique, musicale et humide (les explicites torrents d’amour épousés par Cassavetes), il sut toujours magnifier l’Americana – là encore, on se souvient à la petite communauté rurale et hivernale de Dead Zone, empruntée à Norman Rockwell – pour mieux en faire ressortir toute la part d’ombre, de solitude, de désespérance. La séparation d’avec son fils, enrôlé par sa mère dans les jeunesses hitlériennes puis star de cinéma avant de périr sur le front russe, explique en partie cette mélancolie profonde, qui excède l’analyse sociologique ou la satire déguisée en innocente sucrerie d’après-midi. « Personne ne devrait survivre à la mort de ses enfants », dit très justement le personnage de Kurt Russell dans Stargate, la porte des étoiles, et Le Temps d’aimer et le Temps de mourir, son titre le plus autobiographique et l’un de ses plus éprouvants, d’après Remarque et en présage des Damnés de Visconti, sublimera, dans l’acception esthétique et psychanalytique du terme, ce deuil impossible, cette blessure intime jamais cicatrisée, même au soleil de la gloire californienne.  






Méprisés par les critiques au moment de leur sortie, et de leur succès, tous ces films admirables, bouleversants et douloureusement drolatiques, infusés par un humour noir souvent cruel (par exemple, la TV offerte à une Jane Wyman éplorée, après la perte de son amour de jardinier, par ses insupportables enfants égoïstes à la fin de Tout ce que le ciel permet), qui ravirent en son temps cet ogre allemand de Fassbinder, frère de film et fils spirituel improbable de Sirk – Le Secret magnifique, Écrit sur du vent, La Ronde de l’aube (d’après Faulkner, avec une étonnante et inquiétante séquence de Mardi gras à La Nouvelle-Orléans, en flash-forward du second volet des aventures du Candyman de Clive Barker) ou Mirage de la vie, sans oublier son diptyque allemand à la von Sternberg, Paramatta, bagne de femmes et La Habanera, tous deux bien portés par la sulfureuse et « garboesque » Zarah Leander –, constituent une tragi-comédie humaine (et américaine) illustrant la lutte incessante d’individus pris au piège de leurs désirs, de leurs rêves, de leurs ambitions, et surtout du cadre étroit, social ou moral, qui les étouffe au quotidien et à petit feu. Brûlants comme les sentiments vrais, rouges comme un cœur offert en pâture au public (celui des cannibales de Tsui Hark ?), ces longs métrages incandescents, souvent sublimes, démasquant les personnages pour mettre à nu le spectateur, le confronter à ses propres mensonges, à son cynisme civilisé, à sa distance post-moderne prompte au ricanement (mais, durant une rétrospective à La Rochelle, nul ne riait dans les salles bondées de générations différentes), connurent une « réhabilitation » avant tout française, conduite par les Cahiers du cinéma, un Godard aimablement (pour une fois) délirant en tête de cortège, et le précieux Patrick Brion, avant sa récupération par les grilles de lecture de la « modernité », passant du marxisme aux études sur le genre (Fassbinder, dans son homosexualité « foutraque », semble sans doute une proie de moindre valeur, en tout cas moins docile). 





Cinéaste des effusions, réalisateur du surgissement (ah, cette maquette phallique de derrick saisie par Dorothy Malone dans les dernières secondes d’Écrit sur du vent !), Douglas Sirk filma comme personne avant et après lui des comédiens certes talentueux mais sous-estimés, aux filmographies souvent inférieures à leurs capacités (encore un point commun avec le Canadien Cronenberg), bien que leurs chemins croisèrent des noms aussi prestigieux que deux de Robert Aldrich, Tay Garnett, Howard Hawks, Alfred Hitchcock, Anthony Mann ou Minnelli, justement : devant sa caméra, sous sa direction intense, Lauren Bacall, Liselotte Pulver, Lana Turner, Jane Wyman, Jeff Chandler John Gavin, Jack Palance (dans le pourtant raté Le Signe du païen), Robert Stack et, bien sûr, Rock Hudson (excellent itou dans L’Adieu aux armes, flanqué de la merveilleuse Jennifer Jones), en acmé de marginalité personnelle sous couvert de la plus grande normalité virile, figure magistrale, colosse fragile, métaphore à lui seul de tout le cinéma sirkien, de sa grandeur blessée, de sa noblesse masquée (à peine, pour un regard d’aujourd’hui), des tensions qui l’animent dans un calvaire identitaire, en plein cœur du faux confort de la société de consommation triomphante d’après-guerre, bientôt moquée en Italie par Risi et Pasolini – tous se révèlent brillants, inoubliables, emblématiques, emportés par l’élan passionné (comme la vie de van Gogh « peinte » par Minnelli) de forces scandaleuses, pour eux-mêmes et leur environnement, qui défient leurs origines de classes, leur couleur de peau (noire, celle par exemple de l’attachante Juanita Moore dans Mirage de la vie), leur impuissance fondamentale (au propre, celle de Stack dans Écrit sur du vent). Comme un torrent (toujours Vincente), leurs dramatiques destins s’inscrivent au sein de mélodrames réellement flamboyants, avec une expressivité des couleurs et des cadres dont se souviendra évidemment plus tard Almodóvar, troisième côté, en reflet asymétrique, d’un triangle imaginaire et transgenre formé avec Fassbinder.



Généreux avec ses étudiants – on recommande le méconnu Bourbon Street Blues, à l’ambiance héritée de Tennessee Williams, où apparaît RWF – et « ses » acteurs/actrices, Sirk permit aussi à ses fidèles collaborateurs, Russell Metty à l’image enflammée ou d’aquarium (Argento ?), Frank Skinner aux partitions lyriques (et belle chanson d’Earl Grant imitant Nat King Cole pour le générique scintillant de Mirage de la vie), de donner le meilleur d’eux-mêmes, rappelant le trio magique Hitchcock, Robert Burks (à la photographie) et Herrmann ; une exception notable, cependant : le somptueux noir et blanc de La Ronde de l’aube, dû à Irving Glassberg, et sa musique signée par l’irremplaçable et impétueux Miklós Rózsa. Il reste encore beaucoup d’endroits à explorer dans sa filmographie, et ce rapide survol ne souhaitait qu’en célébrer les incontestables et immortels joyaux. Douglas Sirk, non seulement conféra au mélodrame cinématographique ses avérées lettres de noblesse, écrites avec un feu baudelairien d’ironie et de sincérité mêlées, jamais aux dépens des personnages (ni du spectateur), toujours au côté des marginaux, des misfits, des déclassés, des « perdants magnifiques », mais de surcroît parvint à atteindre, à montrer, par l’artifice le plus expressément affiché, plusieurs vérités essentielles sur le cinéma – imitation de la vie, en effet, titre original de Mirage de la vie –, sur l’amour – passion, au sens étymologique, religieux et douloureusement extatique du mot – et l’intemporelle humanité, peuplée d’anges déchus (tarnished angels, titre d’origine de La Ronde de l’aube), réduite à l’alternance implacable des saisons si courtes d’une vie – aimer, haïr, oublier, se souvenir, puis vivre et mourir, liste non exhaustive, d’après l’Ecclésiaste, en forme de théorème (pasolinien ?) binaire, faussement manichéen, ou de fulgurant axiome zen, que pratiqua aussi Friedkin avec ses démons « branchés », androgynes et faux-monnayeurs de la Cité des Anges perdus (Police fédérale Los Angeles s’intitule en VO To Live and Die in L.A.).



On le voit, l’œuvre de Sirk fonctionne sur le dévoilement, sur le renversement du visible, de l’imagerie glamour et hollywoodienne (Lynch reproduira ce geste ontologique avec l’ouverture trop belle pour être honnête de Blue Velvet, grand film sirkien à sa façon, et fable sur la « cécité », dans tous les domaines, au même titre que Le Secret magnifique) portée à son point de combustion, d’incandescence extrême. Comme chez Somerset Maugham, Le Voile des illusions doit se déchirer, les amours doivent finir mal (pas seulement « en général », mais avant tout en particulier, dans ces couples mal assortis, tendus en miroir aux spectateurs), les individus se sentir broyés par leurs familles, leurs proches, leurs villes ou la « philosophie » et les mœurs détestables de leur pays et de leur époque – mais que penser des nôtres ? – : le petit théâtre de Douglas Sirk, bien plus cruel que celui de Jean Renoir, sous ses atours fascinants, immédiatement charmants, chamarrés et sensuels, repose en réalité sur une grande nuit de l’âme et du cœur, sur une violence presque artaudienne (aucun risque de le confondre avec Lucio Fulci, tout de même !) des relations sociales et des aspirations véritables (l’ombre de Thoreau ou de Whitman, esprits libres et pionniers, très américains dans leur individualisme panthéiste, plane sur certains films de notre réalisateur, sans compter celle de… Disney dans Tout ce que le ciel permet), sur une fracture entre le personnage principal (ou le duo) et le monde, séparés souvent par une simple vitre, tandis que la glace des vanités domestiques où il se mire l’emprisonne dans une intériorité asphyxiante (on décèle aussi du Polanski chez Sirk).







Pour toutes ces raisons, et d’autres encore, certainement, le cinéma de Douglas Sirk possède un parfum expressionniste (même s’il n’appréciait guère ce courant), physique et radical qui le place dans une situation de tangence vis-à-vis de l’horreur et de la pornographie (souvent puérile, à défaut de sentimentale). Le corps, qu’il pleure, saigne, ou jouisse, apparaît comme le point cardinal, le vrai cœur de ces trois genres. Ce cinéma « pour adultes » nous aide à affronter la mort, la maladie, le deuil, la dépense (avec la signification sexuelle et mystique de Bataille), la part vivante et létale présente en chacun de nos gestes, de nos secrets (plus ou moins magnifiques), de nos étreintes et de nos déchirements. Faire peur, faire jouir, faire pleurer, ne s’assimilent plus à une politique commerciale au rabais, à une stratégie marketing bien-pensante (avec ou sans nuances de gris), conformiste sous ses fausses audaces, adressées à des niches (« communautaires » ou cinéphiles), à un moyen facile et factice de gagner l’unanimité reconnaissante des foules sans visage mais pas sans yeux : avec des auteurs du niveau de Douglas Sirk, le cinéma du mélodrame ne propose rien moins qu’une métaphysique des larmes, un épanchement du songe dans l’hyperréalisme de la réalité consumériste, pour paraphraser Nerval. Ses films des années 50, en effet au nombre des « plus beaux du monde » (Fassbinder), n’en finissent plus de briller jusqu’à nous, étoiles mortes et vives, fantômes singuliers et fraternels, exotiques et familiers, mélancoliques, surtout, afin de nous éclairer de leur noirceur chatoyante, dans la nuit spéculaire de nos jours (trop souvent) vécus en simulacres.

                                          

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