Monstres et Fiancées


Le Deuxième Souffle : Panique (1946)


Notre amour pour le cinéma de Julien Duvivier remonte à loin, et nous renvoyons le lecteur (la lectrice) à son portrait sur ce blog, ou aux mentions le concernant sur l’une de nos communautés dédiée à la production française. Aujourd’hui, on se concentrera sur un seul titre de sa filmographie, à l’occasion d’une œuvre numérique signée du talentueux Natsu Zuma…

Réalisé à son retour des États-Unis, après un exil volontaire (et reproché par les « professionnels de la profession » peuplés de héros très discrets) loin de Vichy, le film adapte Les Fiançailles de M. Hire par Simenon bien avant Patrice Leconte – et sans son formalisme sincère mais hélas auteuriste, perceptible aussi dans Le Mari de la coiffeuse (musiques de Michael Nyman, gage de « sérieux », dans les deux cas) – pour cartographier un pays encore malade, au climat pour le moins malsain. Faux film noir, avec son argument criminel et sa vamp issue de l’imagerie du polar revu et corrigé par Hollywood, incarnée par la « spécialiste » du rôle, Viviane Romance, qui venait déjà détruire avant-guerre La Belle Équipe, cet opus volontiers expressionniste résonne aussi avec le Frankenstein de James Whale, autre fable sur l’anormalité nantie d'une « fausse » fiancée : le parcours christique de ce Juif amoureux et asocial, superbement interprété par Michel Simon, qui campera plus tard pour Claude Berri un fameux antisémite attendri par un petit garçon, relit le destin funeste de la Créature anonyme revenue d’entre les morts, et tous deux subiront la vindicte d’une populace déchaînée. Si Whale transformait le conte philosophique de Mary Shelley en autobiographie officieuse, sa marginalité à lui se situant dans le domaine (homo)sexuel, Duvivier retravaille la figure du paria dans un contexte historique en miroir de l’accueil qu’on lui réserva, tout en livrant une nouvelle œuvre au noir sur l’obscurité des passions humaines, la violence et la solitude qui accompagnent certains individus dans leur voyage au bout de la nuit.    

Tous ces éléments (du crime, comme dirait von Trier) se retrouvent dans la composition de Natsu Zuma, triptyque associant l’affiche du film, ornée du visage sensuel et tentateur de l’actrice au-dessus d’une (sinistre) fête foraine en épilogue, à l’instar de celle qui clôt Le Sang du châtiment de William Friedkin, avec une partie centrale emblématique – couple nocturne homme et femme, chapeau, imperméable, fumée de cigarette, grille de haie en écho aux barreaux d’une prison, fenêtre éclairée, intrusive, en surplomb – de cette mythologie filmique passée, le dernier tiers du panneau occupé par une main masculine domptant un serpent édénique, en symbole de la vipérine Viviane, garce ne cherchant qu’à faire chuter le premier (et le dernier) homme, mais cette fois sans lui faire croquer une pomme. L’artiste cinéphile et mélomane, par ailleurs amateur de beautés callipyges, rajoute un quatrième niveau sous la forme d’un désert arpenté par un homme solitaire, minuscule silhouette sous un ciel lourd de nuages gris, tandis qu’une ombre gigantesque semble se rapprocher de lui afin de l’écraser à la façon d’un misérable insecte (qui dit Kafka ?).

Au-delà de son achèvement à part entière, de sa puissance d’émotion esthétique et référentielle, le tableau pixelisé, sous un pinceau (ou une palette graphique) de talent, permet de conférer une seconde jeunesse à un support rendu bientôt caduc, la pellicule, et de ressusciter les sombres séductions d’un art (funéraire) des ténèbres. Contrairement à une idée reçue, l’ordinateur ne s’oppose pas à la caméra dans la création, mais procède d’un autre langage, au sein de la grande famille des arts visuels, pour célébrer les glorieux aînés d’hier dans leur vraie modernité – ce que nous tentons de faire avec nos propres mots. Gageons donc que l’on commentera d’autres pièces de la galerie de Natsu, ici ou ailleurs ; le territoire dématérialisé permet aussi de jolies rencontres, à l’instar d’un écran ou d’une salle de cinéma : rendez-vous au prochain épisode de ce délicieux et vénéneux serial !

Commentaires

  1. Une invitation, depuis l'article sur Natsu, qui ne se refuse pas !
    Je me souviens peu du film, vu il y a bien longtemps, mais je sais qu'il m'avait profondément émue, de même que Michel Simon.

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    1. Une proposition à la Don Corleone, donc...
      Comme je pourrai parler des heures de Duvivier, je préfère te renvoyer vers son portrait ici même ; et Simon brille aussi chez Vigo ou Berri, bien sûr...

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    2. Merci pour la découverte artistique !
      question figure solitaire je me souviens de celle de Nilda Fernandez à son époque pilier de bar de Montmartre Pigalle, plein d'amis et pourtant il semblait si lointain, accordailles sont souvent promesses fantomatiques, fantasmatiques... Nilda Fernandez - Nos fiançailles (Clip officiel)https://www.youtube.com/watch?v=njQMN11hKjs

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    3. Fiançailles, Funérailles, retrouvailles, vaille que vaille :
      https://www.youtube.com/watch?v=QheKPztuNaU

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    4. Qu'est-ce que sera demain · Yves Simon
      https://www.youtube.com/watch?v=7IrjYD1sS-o

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    5. Simon en substance et en plan-séquence :
      https://www.youtube.com/watch?v=2tZJh8fuggw

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