Le Venin de la peur : Femmes entre elles


Comment commencer un film de façon inoubliable ? Réponse avec un duo d’actrices incandescent…


Remarquable ouverture que celle du Venin de la peur du maestro Fulci, qui fait irrésistiblement penser à celle de Pulsions signée De Palma (et aussi, pour les plus « pervers »,  à une scène saphique « mythique » de Traci, I Love You entre Miss Lords et Marilyn Jess…) : une femme brune, nantie des traits altiers de Florinda Bolkan, à peine sortie de Visconti (Les Damnés) et Petri (Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon), rêve – comme la bourgeoise nymphomane de Bashung – qu’elle se trouve dans un train (symbole hautement sexuel selon l’interprétation freudienne, et métaphore pareillement mécanique du cinéma depuis ses origines, les deux connotations fusionnées par Hitchcock dans l’ultime plan de La Mort aux trousses) anxiogène peuplé de vieillards puis, grâce à la césure magique du montage, dans un couloir orgiaque occupé par la meilleure jeunesse (hippie) – pour parler comme Pasolini, dont Fulci semble ici annoncer la « Trilogie de la vie », avant de faire plus tard un clin d’œil à Salò ou les 120 Journées de Sodome via l’esclave sexuel torturé par le feu dans Le Miel du Diable –, sa fuite la faisant tomber, dans un cri, avec son manteau gris en fourrure, ses longs ongles immaculés et son alliance dorée, sur une couche rouge sang, cernée de nuit et garnie de coussins soyeux, « profonds comme des tombeaux » (Baudelaire à propos des divans des amants), où l’attend, tout sourire, dans sa longue robe noire ajourée propre à ravir n’importe quel fétichiste, une blonde aux allures de mannequin nordique (Anita Strindberg, autre habituée du giallo, bientôt mère éplorée de Chi l’ha vista morire? pour Lado), qu’elle rejoint littéralement à reculons, telle une héroïne enchantée de Cocteau.

Un souffle aussi mental que le décor (ou, plus justement, son absence) vient animer leurs chevelures de Méduse, tandis que la blonde en noir déshabille la brune en gris et blanc, dévoilant son édénique nudité sous la fourrure (Sacher-Masoch ?), alors qu’elle-même ne porte pour toute parure qu’une mince culotte de ténèbres accordée à celles qui protègent et emprisonnent à la fois leur troublante cérémonie secrète, sublimée par un thème sinueux et délicat d’Ennio Morricone (notez le travail bruitiste sur le son dans la première partie). Couchée sur la rêveuse, l’obscur et lumineux objet de son désir (lesbien) l’embrasse tendrement dans le cou, pour descendre ensuite en direction de L’Origine du monde, le sien et le nôtre à tous, ses ongles vernis en rose accrochant la lumière surnaturelle du songe, dont l’extraient impitoyablement ses premiers râles et gestes (bouche ouverte, main crispée) de jouissance, pour mieux la rendre à la solitude virginale de son lit « réel », que surplombe une structure de fer ainsi que la cage en or d’une aristocrate du sexe. 

La séquence, d’une courte durée de quatre minutes, mais dilatée aux dimensions flottantes du temps subjectif, brille par son caractère onirique (course désespérée au ralenti, présageant celle de Travolta dans Blow Out), sensuel (beauté des visages hautains, promesse salace d’une étreinte dérobée), endeuillé aussi (cendre sur les corps nus, agressifs et moqueurs, position horizontale du plaisir et du trépas) et s’affirme en modèle de début méta : ce Dernier Train de la nuit, chaque spectateur (et spectatrice, peu importe son orientation sexuelle) l’emprunte à chaque séance, captif volontaire (sans se prénommer Alice) dans sa chute au pays des merveilles (et des horreurs) projetées sur l’écran de ses rêves. Le lézard dans une peau de femme du titre original évoque le serpent (à plumes ou sans) qui trône au centre du royaume charnel et spirituel cartographié par les « peuples premiers », la psychanalyse jungienne ou les chansons de Jim Morrison, mais encore et surtout le désir de cinéma présent dans cette introduction (de sex toy ?) – rebaptisée par nos soins en écho à un film très féminin d’Antonioni, qui osa lui-même l’érotisme explicite sur le tard avec Identification d’une femme, titre convenant comme un gant (de cuir noir d’assassin, bien sûr) à l’opus de son confrère – et la filmographie du cinéaste, en miroir du nôtre, toujours enclin à renaître sur tous les écrans, dans tous les genres, quitte à y tuer par procuration celui ou celle que nous aimons, pour paraphraser Wilde, ce que fera Florinda, durant un second rêve qui la verra enfoncer la lame aveuglante d’un grand couteau, métonymie et outil indispensable du genre, dans la chair trop douce et trop tendre d’Anita, lui faire la peau, donc, le sang de la couche nuptiale et royale appelant celui de la victime sacrificielle, dans une répétition (au double sens du terme), une mise à nu de l’art de l’acteur (de l’actrice) payant de sa vie la « momification du mouvement » (André Bazin) effectuée par la magie noire et blanche d’une machine impitoyable nommée caméra (obscura, en effet), dans une symphonie d’images, de sons et de notes qui garde intact, quarante ans après son surgissement (son érection, pour rester dans le contexte, avec en sus l’acception architecturale du mot, tant l’on se trouve ici au pays de l’imaginaire, sans recours aucun à une quelconque Inception), son pouvoir intense et lyrique de fascination…

         

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