The Dark : Jamais sans ma fille


Au bout du monde, Adelle et sa fille Sarah rejoignent James, l’ancien compagnon et le père aimant. Après une installation dans une maison aux allures de phare qui abrite un abattoir, un troupeau de moutons blesse l’adolescente en se jetant dans le vide. Mais le pire reste à venir : Sarah se noie. Sur le fond incertain d’anciens récits de violence et de souffrance, apparaît bientôt une autre enfant, en quête d’une famille…

Ce suspense climatique dresse avec élégance et simplicité la carte d’un territoire intérieur et interroge la maternité à l’ombre toujours active de la mort.
  

Avant de disparaître (absurdement, comme l’héroïne de L’avventura, dans un identique décor de roches marines), Sarah voit surgir le visage livide d’Ebrill à la surface de l’eau noire, petite Ophélie brune et muette. Le film de Fawcett laisse lui aussi entrevoir deux grandes œuvres en filigrane, à la fois en termes de cadre et de structure : Je sais où je vais et Une question de vie ou de mort, réalisés au sortir de la guerre par les irremplaçables Archers Powell et Pressburger. De la première, on retrouve un personnage principal féminin en lutte avec un paysage tourmenté autant qu’avec ses émotions ; de la seconde, l’opposition entre deux mondes subjectifs, l’un du côté de la vie, l’autre du trépas. Par ailleurs, l’ouverture du titre contemporain, avec sa conductrice perdue en terre étrangère, résonne ironiquement avec celui de 1945, et celui de 1946 résume idéalement les enjeux du long métrage analysé – le passé s’harmonise, comme dirait le King de 22/11/63 


Censé se passer sur la côte du Pays de Galles, mais tourné sur l’évocatrice île de Man, The Dark reprend le thème tragique entre tous de la mort d’un enfant, traité notamment dans le remarquable Ne vous retournez pas. Le combat courageux et acharné d’une mère pour récupérer sa fille prisonnière, pense-t-elle, d’un univers parallèle, annonce également Silent Hill, sorti un an plus tard, où Sean Bean livrera une variation de son rôle de père perdu. Mais The Dark ne donne jamais dans la funèbre splendeur de l’élégie vénitienne, ni dans la noirceur atmosphérique de l’adaptation du jeu vidéo. Avec un budget de trois millions de livres, il assume pleinement sa nature de film de chambre, centré sur quatre personnages se déchirant et s’aimant sur un îlot de verdeur face à la mer immense. Dès les plans de générique, dans le survol d’une grève aux flots d’ébène et d’écume qu’éventrent les récifs, bientôt linceul de silhouettes anonymes et d’effets personnels, parmi lesquels le coffret de beauté d’une petite fille, le paysage s’impose, profondément romantique dans l’expression des passions et des terreurs à venir, et donne au film sa respiration et son âme. 
  

Dans ce décor naturel, la lumière fait de terribles dons, exauce les vœux comme une punition. Le point de basculement de l’œuvre se situe au moment précis de « l’heure magique », ce crépuscule de feu doux si prisé par les directeurs de la photographie (le complice des Archers, Jack Cardiff, l’utilisa d’ailleurs pour intituler son autobiographie). Les parents, terrassés par le vide de l’absente, découvrent une seconde enfant sur leur seuil. Cette scandaleuse épiphanie présage celle qui clôt le film, la noyée revenue d’entre les mortes se jetant dans les bras de son père. Tous les deux la voient, elle, la femme d’action américaine qui cherche à comprendre, à ne pas subir les événements, lui, le peintre britannique reclus et rêveur, et nous avec eux, dans un panoramique objectivant le trio. Car les fantômes peuvent s’introduire sans violence dans des intérieurs éclairés à la Bergman (beau travail de Christian Sebaldt) : il suffit de les laisser entrer, voire de les adopter.


L’au-delà sépia et sous-marin inverse le même lieu sous le signe du deuil. Paraphrasant le chat d’Alice, la petite reine de ce royaume des ombres pourrait affirmer « Nous sommes tous morts, ici ». Il suffira d’un sésame en gallois et d’un plongeon suicidaire pour y aborder. Le recours au folklore trouva dans The Wicker Man, fleuron de l’horreur rurale, l’une de ses meilleures illustrations, mais The Dark convoque plutôt le christianisme des premiers âges, intégration des anciens dieux païens, eux-mêmes symboles des forces élémentaires. La métaphore de l’agneau conduit à l’abattoir prend tout son sens sanglant, critique d’une mini société en autarcie, que son guide spirituel, le bon berger aux rouges mains, n’hésite pas à sacrifier pour récupérer sa propre fille. La mère moderne reproduira in fine le geste d’Abraham pour les mêmes raisons, avec le même résultat désastreux.


Comme son compatriote Cronenberg dans A History of Violence, le réalisateur travaille la part symbolique et iconique du personnage maternel, relecture d’Orphée, incarné deux fois par Maria Bello, belle actrice généreuse et physique présente à chaque seconde. Mauvaise mère en robe de soirée giflant sa progéniture, égarée dans sa vie comme sur la lande, puis enquêtrice face à l’incompréhensible et aux drames passés toujours vivants, elle sauvera par deux fois cet enfant devenant femme qu’elle aime tant et si mal. Une lecture psychanalytique pointerait la puberté naissante (abordée dans Ginger Snaps), la stèle phallique et la falaise vaginale, l’homme et son pénis convoités par des Amazones incestueuses : on renverra le lecteur à l’analyse hélas célèbre du Puits et le Pendule de Poe par Marie Bonaparte en guise de bel exemple d’interprétation délirante, et l’on préférera vanter ce nouveau portrait de femme dans une galerie fournie – qu’en dites-vous, Mesdames Simone Simon, Deborah Kerr, Sigourney Weaver et Nicole Kidman, parmi d’autres ? – révélant la nature profondément féministe d’un genre aveuglement accusé de misogynie.

 

La coda boucle la boucle. Au volant pour un nouveau départ, le père interroge sa nouvelle fille sur l’obscur objet de son désir. En guise de réponse, l’adolescente déclare qu’il s’agit d’un secret. Ailleurs, dans la mer sans soleil, dans un Autre Côté de cauchemar déjà foulé par Alfred Kubin, la mère reste captive du Berger. Tout le film s’avère ainsi le récit d’un conflit entre plusieurs volontés féminines autour de la famille et de la place respective à y tenir. Guerre sans vainqueur, où les identités de victime et de bourreau s’échangent d’une scène à l’autre, avec l’ensemble des nuances entre les deux. L’esprit de la revenante, désormais propriétaire du corps de la survivante (un écho du final fusionnel de Scanners ?), roule vers sa nouvelle vie, en compagnie de son nouveau père/amant. Le film réalise le mythe du roman familial dans un panorama tellurique lui conférant son véritable épilogue : la Mort peut se répandre hors de ses limites, peste venue de la mer à présent dotée d’un visage angélique.

Le secret de la morte-vivante, ce grand mystère indicible qui scelle notre bouche et nos yeux qui ne savent pas voir – et l’œuvre constitue encore une belle parabole sur le regard, depuis les lunettes cassées des premiers plans jusqu’à l’ultime solitude d’Adelle rendue invisible, en passant par la cornée blanche des animaux et de la captive –, chaque film d’horreur, à sa façon, l’explore, et dans la nuit de ses images tente d’éclairer la nuit de chacune de nos vies.     
                 

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