Take Shelter : Un prophète


Ouvrier sur un chantier de forage, Curtis LaForche vit paisiblement dans une modeste ville de l’Amérique profonde avec sa femme Samantha et leur petite fille Hannah, sourde et muette. Ils se préparent à faire appareiller l’enfant quand le père devient la proie de rêves terrifiants. Menacé par sa propre peur, il entraîne sa famille dans la construction ruineuse d’un abri… Mais où trouver refuge au bord de la fin du monde ?

Ce triple tableau très maîtrisé d’un pays, d’un homme et d’une hantise propre aux époques de crise emprunte les chemins de l’horreur pour mieux célébrer l’amour.        
  

Un homme rêve, et ses rêves risquent de le rendre pauvre. L’histoire se déroule ici et maintenant, sous le ciel immense de l’Ohio, dans les cercles concentriques de la crise des subprimes. Cette Amérique de gens simples, croyants et endettés, particulière et si proche dans sa banalité, on la parcourt depuis le Ford des Raisins de la colère. Le premier panneau du triptyque présente un pays, une nation en proie à l’horreur économique, celle qu’abordait King dans son Anatomie de l’horreur avec Amityville : La Maison du diable pour exemple, celle contre laquelle s’indigna Viviane Forrester en citant Rimbaud. Une scène presque anodine à la pharmacie en dit plus long sur le système financier que les pamphlets frelatés de Moore. Le frère du héros l’avertit explicitement : un seul faux pas conduit à la ruine. Rarement des personnages de cinéma doivent prendre en compte de telles réalités, qui incombent pourtant à chacun, à défaut d’une origine privilégiée ; l’argent ne mène plus seulement le monde, il fragilise chaque geste du quotidien et remet en cause les grands ou petits projets, du plein d’essence à la vente d’un coussin brodé, de la prise en charge de l’implant d’une prothèse auditive à l’achat de masques à gaz, en passant par les vacances à la plage. Mais le constat possède la douceur bucolique du cadre, loin de la colère et de la grisaille de Loach.


Un homme rêve, et ses rêves risquent de le rendre fou. Le deuxième panneau fait le portrait d’un père et d’un mari au bord du vide, sidéré dans l’attente de sa chute. Ce fils à demi orphelin rejoint sa mère malade (poignante Kathy Baker) pour tenter de comprendre sa propre déraison. Dans une bibliothèque, il cherche à mettre des mots sur son mal, comme Carrie au bal du diable autrefois enquêtant sur ses pouvoirs. Peut-on échapper à l’héritage familial, conjurer la folie maternelle ? – double question qui hanta une autre icône américaine, Marilyn Monroe. Le combat de ce working class hero avec sa part maudite afin de ne pas devenir un american psycho, sa lutte avec l’ange dans l’invincible été, constituent la part la plus émouvante du récit. Il faut voir et entendre le laconique (et impressionnant) Shannon confier sa névrose à la frêle et si raisonnable Jessica Chastain, lui promettre qu’il ne partira pas. Contrairement à Douglas dans Chute libre ou Pullman dans Lost Highway, il ne se perdra pas dans un jeu de massacre ou une fugue psychogénique. Déjà présent dans Bug, autre conte de la folie ordinaire, l’acteur ne succombe pas cette fois-ci au solipsisme de la paranoïa, mais il conserve de l’asphyxiant huis clos une difficulté à respirer, que son jeu épuré rend plus saisissante encore (un grand acteur use avant tout de son corps). 


Un homme rêve, et ses rêves risquent de le rendre au néant. Si, dans son choral Magnolia, Anderson faisait pleuvoir des grenouilles, Nichols opte pour des essaims de noirs volatiles qui paient bien sûr leur tribut aux Oiseaux, étalon du film eschatologique (pour l’anecdote, signalons la présence de Shannon dans… Dead Birds, dont l’un des plans anticipe les cadavres ailés de Take Shelter). La tempête sous un crâne illustrée par Hugo dans un mémorable passage des Misérables – et l’on sait l’importance du cosmique et du surnaturel chez cet auteur, père orphelin de sa fille qui tentait de l’atteindre avec des tables tournantes – finit par advenir in extremis sur le dernier panneau, occultant l’horizon du lieu de plaisance. La répétition, au double sens du terme, des attentats du 11-Septembre par le cinéma catastrophe hollywoodien depuis les années 70, coïncide avec leur réalisation effective, leur enregistrement télévisuel en direct mais soumis aux hypothèses de la falsification à l’ère du numérique (et dans l’exaucement d’un désir inconscient collectif, osera Baudrillard dans un article célèbre du Monde). Dès lors, la figure du prophète, drolatique et aviné chez Hitchcock, prend sa pleine mesure. Le coup de théâtre final s’éloigne du twist cher aux « petits malins » (Shyamalan en tête) pour s’avérer une littérale épiphanie dans les atours actuels du désastre naturel, tornade associée au tsunami, révélant par ailleurs la nature biblique du tableau peint par un cinéaste indépendant de trente-trois ans. La pluie huileuse de ses songes prémonitoires fait de Curtis un élu malgré lui de la classe moyenne, oint du Seigneur et affolé par cette bénédiction.

Le film combine ainsi trois types d’horreur, sociale, psychologique et apocalyptique au service d’une fable (d’une parabole) intense sur la fragilité du réel et la perte d’identité. On le sait, le cinéma d’horreur trouve dans ces thématiques sa grandeur autant que sa raison d’être. Parce qu’il confronte ses caractères et le spectateur à leurs démons familiers – la maladie, la violence et la mort –, Take Shelter s’inscrit de plein droit dans le genre, et spécialement dans celui de l’horreur en plein jour, représenté par Shining, avec lequel il entretient des harmonies et des dissonances : narrations subjectives, couples sur le point d’imploser, enfants silencieux et témoins, pères en conflit avec eux-mêmes. Les cauchemars, filmés avec la même retenue que le reste de la diégèse, sans solution de continuité, comme chez Buñuel, empruntent au survival animalier (Cujo, avec sa famille saccagée par l’adultère) ou aux satires marxistes de Romero (l’habitacle pris d’assaut par des silhouettes de zombies). Quelques prix de festivals fantastiques comptent d’ailleurs au palmarès de l’œuvre.

Mais on peut lire aussi ce drame à la façon d’un récit d’apprentissage sur le passage à l’âge adulte. Cet homme qui se nourrit de purée, mouille son lit, vomit, qui creuse la terre et fait des châteaux de sable, qui parle difficilement et redoute tant la perte des siens, qui ne fait pas l’amour non plus, ne souhaite rien d’autre que trouver refuge dans un abri aux allures de matrice. Inseminoid affirmait en son temps l’équivalence entre l’utérus et la tombe : Take Shelter la reprend et la module au cours d’une scène de renaissance, moment de vérité où Curtis doit libérer sa famille de l’enclos souterrain devenu tombeau. Lui seul possède la clé de sa prison, lui seul peut choisir de grandir, de surmonter son trauma ou de régresser, de s’enterrer dans sa terreur complaisante. L’épilogue de 2001, l’Odyssée de l’espace, avec son fœtus stellaire et son monolithe noir aussi obscur qu’un vagin ou que la bouche d’ombre hugolienne, permettait à Noé de clore son diptyque utérin, avec une affiche dans Irréversible, avec la fécondation de sa propre sœur par le corps astral d’Enter the Void. Curtis, tel l’astronaute au-delà de l’infini de Kubrick, débouche dans une aveuglante blancheur, sa vision recouvrée. L’abri de métal s’apparente à la chrysalide nécessaire à l’éclosion du papillon, bien nommé imago.


Comment résister aux images anxiogènes, diffusées par le journal télévisé ou générées par les mystères de son propre esprit sous tension ? Comment affronter les pressions sociales, familiales, professionnelles, qui étouffent l’individu et le conforment à un rôle difficile, intenable ? Comment vivre avec dignité sous ce ciel d’abri (titre original d’Un thé au Sahara de Bowles) qui écrasait déjà les victimes de Massacre à la tronçonneuse et peut vous emporter comme un fétu ? Capra convoquait un ange gardien pour sauver Stewart du suicide dans La vie est belle – et le physique de Shannon résonne avec celui de l’aventurier platonicien de Sueurs froides, décuplant le spectaculaire de leurs tremblements, de leur tétanie : l’attaque de Curtis, dans sa simplicité, stupéfie. Les grands imagiers nihilistes et lyriques, Leone, Bresson, Tsui Hark ou Ringo Lam, situaient à dessein la conclusion de leurs contes moraux dans un cimetière. Nichols opte pour une fin ambivalente plutôt qu’ambiguë, ni happy end ni leçon de ténèbres désespérée. Alors qu’il pourrait terminer son film dans l’abri clos sur lui-même (quand Friedkin incendiait le sien), il décide de faire regagner la surface à sa famille nucléaire, Adam et Ève du Midwest, premier couple débarrassé de toutes les fictions, pour un pari sur l’espoir.


L’Amérique qu’il décrit ne se caractérise ni par son ironie (l’ouverture de Blue Velvet par Lynch, cinéaste pervers et sentimental de l’Americana) ni par sa dérision (le Cronenberg de A History of Violence, qui démasquait celle des armes et de la sexualité au moyen d’une famille inquiétante de normalité). Dans sa bonté foncière, dans son absence de tout maléfice, la communauté doit beaucoup à l’imagerie de Rockwell, mais minée par une profonde inquiétude, une torpeur existentielle, la conscience partagée de la fragilité des liens affectifs et des vies idéales. Les tensions surviennent entre des gens ordinaires, qui se respectent et s’apprécient, pas entre des prédateurs mus par leurs pulsions létales. Symboliquement, le seul éclair de violence « réelle » de tout le film prend pour cadre un repas associatif. Curtis, malmené par son meilleur ami qui lui reproche sa distance, explose et retrouve les accents de l’Ancien Testament pour s’adresser à la foule saisie, l’avertir inutilement, mais sans haine ni ressentiment. Comme avec la petite fille sourde et muette, la communication passe surtout par les gestes et les regards, par la tendresse et les Torrents d’amour irriguant le cinéma de Cassavetes contre l’énergie noire du monde.


Curtis et Sam échangent un dernier regard au terme de leur voyage. La prophétie se réalise, signée cette fois par la petite Hannah. Le ciel lourd et la mer grosse se reflètent dans une baie, viennent border la chevelure de feu de la femme comme le nuage de mauvais augure du début narguait l’homme sur le seuil onirique de sa maison. La tempête effraie mais soulage, sa menace apporte un gage de raison, et justifie l’injonction du titre. Emprise de Paxton se renversait à l’identique, créditant les visions d’un fanatique religieux d’une ironique véracité. Nichols fournit une réponse, un démenti à la stratégie de l’abri et du repli avec cette compréhension mutuelle, ce regard qui réunit trois êtres amoureux dans une identique vision enfin partagée. Peu importe la mort, la destruction et l’absurdité féroce du monde, si je te comprends et si je t’aime. « D’accord », le tout dernier mot prononcé par Sam, fait écho au « Oui » de Molly Bloom dans son long monologue à la fin de l’Ulysse de Joyce : ils participent tous deux d’une affirmation féminine de la vie jusque dans l’énigme insondable du chaos.

Commentaires

  1. Il y a de belles idées ici sur ce film. Je retiens par exemple ce paragraphe sur le passage à l’âge adulte. Et même si vous évoquiez en parlant de votre article d'une vue moins féministe que celle rédigée sur notre site, il me semble que l'ultime comparaison avec Ulysse dans vos dernières lignes suffit à faire basculer le tout de ce point de vue-là, à rappeler in extremis toute l'importance de la femme de Curtis (Jessica Chastain solide et magnifique) dans ce récit.

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    1. Merci - Léopold et Molly Bloom, tel le couple du film, s'avèrent inséparables (comme les bien nommés volatiles hitchcockiens !) ; le superbe monologue final de cette nouvelle Pénélope connut une belle relecture, par la cinéphile Kate Bush, avec The Sensual World, qui rendait aussi hommage à la Renarde des Archers, autre inoubliable héroïne sensuelle, justement, et tragique...

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    2. Laurent Aknin dans Mythes et idéologie du cinéma américain recensait Take shelter parmi d'autres films. Il s'agit pour lui d'une appropriation du cinéma fantastique ou catastrophe (davantage du cinéma d'horreur si l'on vous suit) par le cinéma d'auteur. Pour lui c'est emblématique d'une diffusion dans le cinéma américain et donc dans la société américaine d'une hantise de la "tempête biblique". D'ailleurs relève-t-il nombreux sont tous ces films qui annoncent la tempête (Aknin reste accroché à cette phrase "a storm is coming"). Et davantage qu'une simple évocation de la crise économique, Aknin avance l'explication psychologique (probablement un peu trop facilement généralisée) d'une perte de repères d'une société américaine de moins en moins toute puissante.

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    3. Oui, je connais L. Aknin par ses travaux sur le cinéma "bis" ou le péplum en reflet des époques de réalisation. Le catastrophisme hollywoodien, au propre et au figuré, remonte au moins à Intolérance de Griffith (la chute de Babylone) et resurgit ponctuellement, par exemple au tournant du millénaire, avec cette pléthore de titres sur la fin des temps. Même avec moins de cruauté que la comédie à l'italienne de la décennie 70, l'Amérique sait depuis toujours se regarder au miroir de sa cinématographie, contrairement à la frilosité de la production hexagonale entravée par ses tabous. La vague de films d'action du début des années 80, un peu vite classée en propagande reaganienne, affiche aussi sa part de doute (cf. Rambo) et sa fragilité (exemplaire chez Ford, Ray ou Cassavetes). Quant au cinéma dit d'horreur, il compte davantage d'auteurs que celui baptisé ainsi, souvent avec injustice...

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  2. "1000 lieues de distance.
    Rose. Sa tête tranchée ouverte.
    Un coup de couteau dans son cerveau.
    Moi. Ici. Tirant sur ma cigarette.
    Mon père, vu comme un diable, ronflant.
    1000 lieues de distance."
    https://www.liberation.fr/debats/2014/05/19/zombifier-au-nom-de-la-morale_1811685/

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    1. https://www.youtube.com/watch?v=oA1jc1pdgls
      https://www.youtube.com/watch?v=d3D9O9vrDjw
      https://www.youtube.com/watch?v=htcDCx4sE2M
      https://www.youtube.com/watch?v=O97ez_k_7Ac

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