Prince des ténèbres : Les Images de Bruce Surtees


Serge Daney regrettait son manque de sensibilité à la lumière dans les films. Tandis que les Cahiers du cinéma consacrent leur couverture aux chefs opérateurs, réparons cet oubli avec l’évocation d’un grand directeur de la photographie, Bruce Surtees, et de son chef-d’œuvre, Le Retour de l’inspecteur Harry.


Le titre de cet article fait bien sur un clin d’œil au film de Carpenter (et au remarquable travail du fidèle Garry B. Kibbe) mais pas seulement : il s’agit bel et bien du surnom donné par les professionnels de la profession au fils de Robert Surtees, lui-même chef opérateur reconnu et primé, à l’imposante filmographie, dont on peut plus particulièrement retenir Les Ensorcelés, Ben-Hur et Un été 42, pour bien montrer l’étendue de sa palette, ou, de façon plus appropriée, le spectre de son champ d’exercice. Le nom de Surtees junior demeure indissociable de celui de Clint Eastwood, avec lequel il collabora durant une quinzaine d’années, sur une douzaine de films, davantage si l’on compte ses débuts de cadreur sur De lor pour les braves de Hutton, Un shérif à New York et Sierra torride de Siegel et les autres maîtres des lumières qu’il forma – Jack N. Green, Tom Stern –, bientôt enrôlés par le réalisateur dans sa famille de cinéma.

Surtees éclaira d’autres longs métrages (que l’on survolera en fin de texte, avec quelques surprises – ou anomalies – de taille), mais il atteignit le sommet de son art en compagnie du taciturne cinéaste-acteur à la voix douce (contrairement aux intonations chaudes et viriles de sa voix française de l’époque, celle du doubleur Jean-Claude Michel). Rencontre féconde et prolongée, à l’image d’autres duos célèbres – au hasard, les associations Hitchcock/Robert Burks, De Palma/Stephen H. Burum, Cronenberg/Peter Suschitzky, très présents sur ce blog, parmi des milliers d’autres, ici et ailleurs. Ce qui vaut pour l’image vaut aussi pour la musique, et l’on ne compte plus les tandems réalisateur/compositeur, au rang desquels Leone/Morricone, Edwards/Mancini, Schaffner/Goldsmith, figurent en bonne place, là encore au sein de centaines d’autres. Ce qui se joue dans ces appariements, souvent masculins, entre des postes filmiques différents, des sensibilités, spécialement musicales, pas toujours à l’unisson et, surtout, des langages asymétriques, voire opposés (la langue des notes contre celle des plans, avec la langue des mots, qui manque souvent de précision, en pont déséquilibré entre les deux) ? Rien moins que le film lui-même, son rythme, sa respiration, son impact immédiat (Sudden Impact) sur le spectateur, au niveau premier de la sensualité de l’œuvre, offerte à ses yeux, ses oreilles, autant sinon plus qu’à son cœur et son cerveau, bien que tout s’unisse dans l’expérience esthétique, des deux côtés de la frontière invisible de l’écran.

La lumière constitue un mystère, presque dans l’acception médiévale et mystique du vocable. Si n’importe quel amateur de cinéma, ou spectateur attentif, peut repérer un mouvement de caméra, évaluer le jeu d’un acteur, la complexité de la mélodie ou des arrangements d’un thème musical, la fluidité d’un montage et l’architecture d’un scénario, on manque de mots pour définir son emprise – et son empire, comme dans le cas de Surtees – sur le spectateur, qui la perçoit, une fois encore, à un niveau non pas subconscient (quoique) mais bien physique, sensoriel, réagissant prioritairement avec son corps. Sans donner dans l’ophtalmologie, rappelons au passage qu’une image se crée à l’intérieur du cerveau, à partir d’éléments fournis par les yeux puis décodés par celui-ci, vrai réalisateur de nos vies au quotidien (tous fantômes à venir, mais encore tous créateurs d’une réalité qui n’appartient qu’à nous, dans une subjective phénoménologie de la perception empruntée à Husserl et autorisant les délires mystiques et existentiels d’un romancier très cinématographique, souvent trahi par le cinéma, hélas, le grand Philip K. Dick).

Cela posé, quels traits (lumineux) caractérisent la photographie de Surtees, quelle nature singulière possèdent ses images ? Le mot ténèbres nous vient encore, immédiatement, à l’esprit. L’histoire de la peinture abonde en maîtres du clair-obscur, mais s’il fallait rapprocher Surtees d’un peintre précis, on songerait au Caravage, pour sa nuit picturale, certes, mais aussi et surtout pour la violence qui la soutient, qui se déploie en elle, à l’instar de deux forces noires s’attirant et s’abouchant dans une création paradoxalement lumineuse : celle de l’œuvre, tableau ou film. Surtees déplorait, à juste titre, la perte d’un savoir-faire hérité du muet, royaume des fantômes et donc de la lumière, mais il sut parfois se servir uniquement de la lumière naturelle, sans artifice ni recherche particulière ; l’agonie d’Eastwood sur son lit de mort dans Honkytonk Man, éclairé par une fenêtre ensoleillée, le démontre aisément. De même, la séquence poignante du corps de la gamine retrouvée dans un puits à l’aube, dans L’Inspecteur Harry, utilise brillamment la puissance dramatique de la lumière, le jour se levant sur San Franisco indifférente aux scorpions qui sévissent dans ses rues (et ses stades), flics ou tueurs. Surtees évoque d’ailleurs ces deux exemples dans un hommage que lui consacra Michael Goldman sur le site de l’American Society of Cinematographers en 2012. On se souvient également d’un concert de jazz (autre passion d’Eastwood) filmé caméra à l’épaule, comme un reportage ou la séquence du marché marseillais dans Nous ne vieillirons pas ensemble de Pialat (chef opérateur : Luciano Tovoli, l'auteur de la lumière de Suspiria) – titre adapté aux amours malheureuses de Sondra & Clint – pour Un frisson dans la nuit, justement.




Le « Prince des ténèbres » savait aussi se faire Lucifer, étymologiquement porteur de lumière, comme dans le solaire et assez proche de James Vanessa in the Garden, reprenant le couple à la ville et à l’écran du Retour de l’inspecteur Harry, Sondra Locke/Clint Eastwood, épisode réalisé par ce dernier pour la série fantastique de Spielberg Amazing Stories (présagé par le film lors d’une scène dans une serre). Josey Wales hors-la-loi comportait aussi de belles scènes d’extérieurs, qui « respiraient » bien, même volontairement dépourvues de l’ampleur d’un Mann (chef opérateur de L’Appât et de La Charge des tuniques bleues : William C. Mellor). Mais la nuit, celle du ciel, du paysage, du décor domestique, celle, surtout, des visages et l’âme, occupa notre artiste, à la fois obsession, signature, passeport pour l’univers du Eastwood des années 70, qu’il contribua à édifier, cartographier, éclairer jusque dans sa propre nuit (celle de la persona, du personnage et du compagnon). Du masochiste Les Proies au bressonien L’Évadé d’Alcatraz, du technologique Firefox, l’arme absolue au pervers La Corde raide, la nuit envahit l’espace et la filmographie des deux hommes (quatre avec Siegel & Tuggle). Comme chez William Irish, où elle s’immisçait jusque dans les titres d’œuvres, français ou originaux, l’obscurité habille les contes moraux du cinéaste, un peu plus violents, réflexifs et amers que chez Rohmer, on s’en doute.



Cette nuit, nous la connaissons depuis au moins le cinéma expressionniste et son acclimatation à Hollywood par la Universal des années 30. En elle remuent des démons familiers, des ombres en miroir, appartenant à des cœurs solitaires et des esprits criminels. Avec Surtees, le cinéma d’Eastwood devient ouvertement fantastique, troquant le gothique sudiste ou urbain de Siegel pour une intériorité abstraite, désincarnée, presque impudique, aussi, par ce qu’elle révèle sur les rapports amoureux de l’homme et son propre regard spéculaire sur son image de surmâle et de star (la maltraitance des personnages successifs de Sondra Locke, toujours sur le point de subir ou subissant à nouveau les derniers outrages, interroge, de même que les émasculations « concrètes » ou symboliques des Proies ou de Un frisson dans la nuit). La dimension spectrale de la lumière et du héros se vérifie de la manière la plus « pure » avec le Cavalier de l’Apocalypse, étranger inconnu et ange exterminateur anticapitaliste, de Pale Rider, peut-être le film le plus symboliste – au sens où l’on désigne de ce terme la peinture de Gustave Moreau – du réalisateur, avec le brouillon infernal de L’Homme des hautes plaines.




Dans Le Retour de l’inspecteur Harry, l’art de Surtees atteint son apogée, peut-être en raison de la nature du personnage principal, bien plus que Callahan, la blonde Jennifer Spencer, artiste vraiment tourmentée – son exposition s’intitule Dark Visions –, restauratrice cherchant à se reconstruire, revenue venger sa sœur et elle-même de ce que l’on n’appelait pas encore une « tournante », commise à l’ombre d’une fête foraine, sur la plage éclairée par un feu de bois, lieu commun des films de surf (Surtees travailla avec Milius sur Graffiti Party) et des westerns, classiques ou modernes (cf. Un monde parfait, éclairé par Green). Ici ne se déroule plus une scène de dialogue, de pause dans le récit, durant laquelle les protagonistes reprennent leur souffle et se confient, mais un acte abject au-delà des mots et des images (et donc de la représentation). L’œuvre au noir d’Eastwood résonne avec Pas de Printemps pour Marnie et L’Ange de la vengeance, proposant un portrait de femme complexe, à la fois victime et bourreau, qui pourrait sembler écrasant pour les frêles épaules de son interprète, mais lui offre en réalité l’occasion unique de déployer toute la gamme de son jeu et l’étendue de son talent. On pourrait consacrer une étude entière à ce film majeur, histoire d’amour tragique où le cinéaste martyrise et magnifie sa muse à chaque plan, littéralement crépusculaire – au propre et au figuré puisqu’il marque aussi la séparation du couple, en démenti de la dernière séquence –, mais l’on se bornera à souligner la singularité, l’intensité du travail de Surtees.



Si, chez Shakespeare, et plus précisément dans Richard II, le sang envahissait jusqu’aux étoiles (d’où le titre Lune sanglante d’Ellroy), la nuit humaine et inhumaine frappe ici même en plein jour, comme lors de la séquence du souvenir-trauma ou de l’assassinat sur la plage. Eastwood rejoint à l’occasion Argento et celle de Ténèbres, autre grand film d’horreur sans surnaturel, influencé par De Chirico, dans la lumière impitoyable et cruelle du jour frelaté, du soleil malade, qui contaminait déjà, autant que la claustrophobie engendrée par l’hôtel, et son impuissance créatrice, ce pauvre Nicholson dans Shining, autre parangon du film d’horreur diurne (durant le final, un des violeurs passera au travers de la verrière du carrousel, en citation de Suspiria). Plus le film avance, plus Surtees isole les visages dans le flou de l’arrière-plan, prisonniers de leur solitude, et à leur suite, y entraînant le spectateur avec lui, s’enfonce au cœur des ténèbres, rendant le film asphyxiant, pareillement à Friedkin avec Le Sang du châtiment (photo de Robert D. Yeoman), qui débute dans un champ au crépuscule, se poursuit dans une lumière blanche aveuglante (hôpital ou salle d’autopsie) et s’achève dans l’obscurité d’une cour d’assises et de la cellule d’un insaisissable meurtrier, encore plus sombre que l’antre de la folie méta où Carpenter faisait s’égarer son double de fiction.





La scène de visite à la sœur catatonique, avec les deux femmes unies dans la netteté de la profondeur de champ et la douleur partagée ; celle où Sondra Locke poignarde dans un miroir son reflet et ses autoportraits rouge profond, qui évoquent les toiles brûlées par Dafoe dans Police fédérale Los Angeles ; celle du restaurant, jeu de séduction empreint d’une sourde menace, d’un danger indéterminé, d’une grande tristesse, également, où Surtees, avec une extrême finesse, relie les personnages par un split screen optique, prisé ailleurs par De Palma (la scène du poème en classe dans Carrie au bal du diable, l’une de ses premières occurrences), à l’aide d’une lentille bifocale qui rend net le premier plan en amorce, avant de les réunir pour de bon dans le plan d’ensemble de l’épilogue ; l’acmé de la coda, dans le parc d’attractions hanté par les spectres de la mémoire (Carnival of Souls ?), qui voit le retour non plus de Dirty Harry mais de son cadavre, revenu d’entre les eaux létales comme la Madeleine de Sueurs froides avant lui, ombre mortelle tenant à la main son .44 Magnum ainsi que les saints leur épée, pour terrasser les dragons dans l’iconographie religieuse et lallégorie médiévale (un salut inamical au fantôme de Pauline Kael qui osa parler, à propos de L’Inspecteur Harry, de « fascisme médiéval », négligeant la part de jeu avec l’imagerie) : autant de moments inoubliables, iconique pour le dernier, en grande partie dus au talent de Surtees, à son intelligence dramatique, à sa science de l’ombre et de la lumière. Le contre-jour hisse l’acteur et le personnage à la hauteur du mythe, mais un mythe vide, rempli de nuit, creusé par la douleur d’un double deuil (Harry se dit brièvement veuf dans le premier épisode de ses aventures ; dans cet avant-dernier chapitre, il trouve, peut-être, un second amour) que seul pourra combler la chair tendre, douce et vivante d’une femme et amazone meurtrie. Pour ces 113 minutes dans les ténèbres, ce long et court voyage au bout de la nuit, qui se concluent par un rayon de lumière, celui d’un manège de chevaux de bois, celui de deux âmes sœurs, Surtees entre dans la légende, bien épaulé par la musique de Schiffrin, aux accents herrmanniens. La voix mélancolique de Roberta Flack s’élève, comme la caméra en hélicoptère, pour venir cadrer la mer immense, infinie, aussi noire que la nuit – bouclant la boucle avec l’ouverture en survol sur des immeubles à peine éclairés.






Surtees éclaira aussi, on le disait, quelques titres curieux et attachants (Dressé pour tuer, la fable antiraciste de Fuller d’après Gary, Ratboy, beau mélodrame « animalier » de Miss Locke, ou Psychose III, par Perkins himself), et beaucoup (trop) d’autres indignes de son talent nocturne (en vrac, Le Flic de Beverly Hills, la suite des Oiseaux pour la TV ou Corrina, Corrina avec Whoopi Goldberg – on s’arrêtera là…). Après sa séparation d’avec Eastwood – une mauvaise habitude rappelée par Patrick McGilligan dans sa biographie à charge du réalisateur-acteur –, la carrière du directeur de la photographie subit un irréversible déclin, pas tant, répétons-le, dans la perte de son talent, que dans les productions où il put surnager en vain, aggravé par des problèmes de santé qui le poussèrent à prendre du recul, à s’écarter des projecteurs. Ironiquement, peu avant de s’endormir du grand sommeil, il confiait aller bien, vouloir prendre plus de temps pour lui-même. Celui qui chorégraphiait les déplacements de caméra tel un ballet (voyez la scène des sœurs), expliquant l’excellence des chefs opérateurs italiens par la beauté de leur environnement, vécut longtemps du côté de Monterey, pas très loin de Carmel et des lieux de tournage du Retour de l’inspecteur Harry, sa fenêtre ouverte, il nous plaît de l’imaginer, sur l’océan qui berce et invite doucement à mourir. Nous pardonnons volontiers au Prince des ténèbres ses derniers errements et, sans messe noire, le remercions avec nos mots noir sur blanc, pour toute la nuit profonde, sensuelle, désespérée, brutale et exaltante dont il nimba les beaux cauchemars sur pellicule de son partenaire, sa nuit vivante qui, comme le disait Michaux, remue et continuera longtemps à nous remuer.    
                                            
                                                              

Commentaires

  1. La comédienne Jessica Walter est morte à l'âge de 80 ans. elle a figuré dans des dizaines de séries et de films, comme "Grand Prix" en 1966, puis "Un frisson dans la nuit" de Clint Eastwood
    https://www.parismatch.com/Culture/Medias/L-actrice-Jessica-Walter-est-morte-1730868

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    1. Avant Jessica, déjà Sondra :
      https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2018/12/knock-knock-adieu-sondra-locke.html

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  2. Merci pour cet éclairant billet !
    Bruce Surtees, Prince of darkness (Rencontre avec Darius Khondji)
    https://vimeo.com/451535965

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    1. Merci bien pour ce bel entretien.
      Khondji là et ici :
      https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2017/03/le-brasier-demineurs.html
      https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2015/02/evita-her.html
      Autre maître des ténèbres :
      https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2018/04/pleins-feux-sur-lassassin-une-mise-en.html
      Sur le risible revenant :
      https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2016/03/the-revenant-only-god-forgives.html

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