Messe noire : Full Metal Jacket


Voici une sympathique série B qui relit Carrie au bal du diable : outsider orphelin et harcelé/fille unique humiliée d’une mère bigote ; importance de l’écrit identitaire dans un milieu illettré (grimoire de magie noire/poésie ou bouquins sur la télékinésie) ; satire institutionnelle (armée/école) ; porcs dont on s’occupe/récupère le sang dans un seau ; modèles adultes compatissants mais impuissants (cuistot prolo/prof de gym) ; élection de « Miss Artillerie lourde »/du couple au bal de promo ; espace clos (chapelle/gymnase) ravagé par le feu de la vengeance ; retour du refoulé (survivant/cauchemar) en coda… mais encore emprunte à L’Exorciste un tour de tête à 180° et à La Malédiction un mémorable Ave Satani. Le prologue espagnol en bord de mer annonce les adaptations lovecraftiennes de Gordon, Yuzna ou José Luis Alemán, et la scène de la baignoire retravaille autant la douche létale hitchcockienne que les attaques prochaines du Razorback. Le cœur arraché vif de Bubba (familièrement abrégé en Bub par Romero pour nommer son zombie intelligent dans Le Jour des morts-vivants, autre huis clos antimilitariste) reviendra battre dans le temple maudit de Spielberg. Toute la mystique de l’ordinateur, pierre de Rosette polyglotte car binaire, servant à invoquer les forces obscures ou lumineuses de l’humain – prophétie d’Internet, inconscient (trésor ou cloaque) à ciel ouvert – se déploie aussi dans Electric Dreams et Wargames, madeleines vidéo itou.



Mais cette petite pépite vaut plus que son chapelet citationnel. Weston, avec modestie et obstination, décrit un enfer séculier (les flammes du final) sis dans un bastion de virilité WASP, bien avant les portraits vitriolés de Kubrick, Verhoeven ou même Reiner. Sa comédie noire sur l’animalité de l’élite américaine pratique la métaphore et la parabole – les cochons renvoient autant aux racistes cadets en rut qu’aux animaux évangéliques réceptacles du bien nommé Légion (Marc 5, 1-20). « Le monde est une infecte porcherie » affirmait Joseph Cotten dans L’Ombre d’un doute. Ce microcosme d’horreur sexuelle (car Coopersmith demeure aussi vierge que Carrie White – notez le jeu sur les patronymes) débouche sur l’eschatologie. Après l’acmé du « canicide » (pour parler comme Bret Easton Ellis), qui met à nu la pulsion de mort des futurs soldats (« Kill ! » psalmodie la meute autour du rejeton décervelé d’Abraham), ou l’égorgement du porc par Travolta, les protagonistes atypiques se transforment en anges exterminateurs pour terrasser la fange de la jeunesse sous Reagan ou Nixon (poursuivant la croisade ironique de Travis Bickle). Le sabre phallique de l’eunuque pratique moult décollations, en lieu et place de déflorations d’hymens (Fulci se livra davantage à l’énucléation dans ses fables sur le regard interdit ou aveugle à force de trop voir, en écho aux yeux crevés d’Œdipe).

Riche de plans suprêmes (un homoncule sortant d’un bocal ; un Christ de marbre mortel au pouls ressuscité), ce Diable pour les Nuls, dont le caractère pratique irrita la censure anglaise et provoqua l’admiration d’Anton LaVey, sataniste bien connu, s’avère également l’un des maillons de la longe chaîne reliant le cinéma hollywoodien aux œuvres du Malin. Une telle longévité, au succès souvent assuré, s’explique par un effet miroir : tous ces récits de séduction démoniaque, d’âme vendue, de damnation suivie parfois de rédemption, de fin des temps rassurante, illustrent à merveille le fonctionnement de l’usine à rêves (maudits) et les périodes de crises contextuelles. Du Fantôme du Paradis au mari de Rosemary (un acteur, bien sûr), chaque adepte des images – stars, réalisateurs, cinéphiles – fait un pacte avec le Diable, qui probablement mène le monde, celui-ci et l’autre baptisé réalité, comme nous l’apprenait déjà ce charmeur de Bresson, ou bien avec sa propre folie, tel le tueur cinéphile de Fondu au noir, lui aussi grand enfant pervers malmené à cause de sa passion, et volontairement perdu au royaume des spectres mythiques en compagnie d’un ersatz de Marilyn, jusqu’à rejouer pour de vrai l’ascension icarienne et fatale de Cagney dans L’Enfer est à lui (feu de l’usine/des projecteurs du Chinese Theatre et de la police), parfait épitaphe pour tous les adorateurs du cinéma, art des catacombes et des morts sans cesse renaissants.

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