L’Anti-gang : La Tour infernale


Les réussites méritent certes les louanges, mais l’échec possède aussi sa propre grandeur. Démonstration avec le parcours erratique de Burt Reynolds, dont on peut extraire son troisième film en tant que réalisateur, belle histoire d’amour déguisée en polar, et passionnante réflexion sur la masculinité à l’aube des années 80.


Reynolds ouvre et clôt son film à la façon d’Eastwood en ce temps-là : dans les airs, par un plan en hélicoptère, s’approchant, dévoilant une gigantesque tour de verre au centre d’Atlanta. Cernée d’autres constructions tout aussi phalliques, elle se dresse au crépuscule, surmontée d’une antenne bien droite, avec des allures de seringue hypodermique géante (le frère du mafieux, interprété par un Henry Silva en grande forme, tuant dans un cri orgasmique, se révélera drogué). À  quelques mètres à vol d’oiseau, le personnage du flic, nommé Sharky, arpente une voie ferrée, pour rejoindre une gare de métro désaffecté, sur l'entraînant Street Life de Randy Crawford (repris par ce faquin de Tarantino, selon Godard, pour Jackie Brown). Il semble tout petit par rapport à l’édifice, à son érection, aux sens architectural et sexuel, du terme. Tout son trajet, tout le film dont il se tient en caractère principal, accompagné par le jazz lyrique d’Al Capps – même si l’acteur/réalisateur, dans son intelligence, et là encore, à l’instar de son ami Eastwood, se garde bien de tirer la couverture à lui, soignant chaque second rôle de sa solide troupe, dont Charles Durning, vu chez De Palma, ou Val Avery, vu chez Cassavetes, occis sur son lit tournant volé au Fantôme du Paradis –, vont consister à lui faire regagner sa virilité perdue, à remettre le train sur les rails, métaphoriquement, pour qu’il pénètre dans le tunnel de l’amour chanté par Springsteen. L’Anti-gang, s’il relit jusqu’à un certain point Laura et annonce Body Double, n’oublie pas La Mort aux trousses ; ici aussi, un être vide, un petit garçon orphelin ou encombré de sa mère, va devoir apprendre à grandir, à aimer, à devenir enfin un individu au monde. Reynolds, comme Hitchcock au dernier plan de son odyssée existentielle et platonicienne, vise l’origine du monde (la rotondité, l’oralité d’un pneu devenu jouet, remplacent celles du tunnel dans lequel s’engouffre le compartiment des amants hitchcockiens).



Pour devenir un homme, Sharky, le faux requin qui navigue dans les eaux troubles du sexe tarifé, de la collusion des pouvoirs opaques, doit chercher une femme. Il la trouve sous ses yeux, littéralement, en la personne d’une « prostituée de luxe » joliment nommée Dominoe, incarnée par Rachel Ward dans toute la beauté (et la voix rauque !) de ses vingt-quatre ans. Son strip-tease, devant un Gassman tétanisé (et nous avec !), sur le thème d’amour chanté par Sarah Vaughan, demeure un grand moment. Le flic la mate depuis une autre tour voisine, bien équipé d’un matériel lui aussi très phallique : jumelles, télescope, bandes de magnétophone enregistrant le moindre souffle et soupir de la belle Rachel. Le dispositif scopique de séduction renvoie bien sûr au cinéma lui-même, et bien que Sharky puisse se déplacer à sa guise, il souffre d’un handicap, d’une impuissance, en écho à celles de James Stewart dans Fenêtre sur cour, autre grand voyeur et spectateur. Dans l’objectif, la fille s’amuse, fait l’amour contre rémunération, notamment avec un homme politique, et, surtout, fascine son observateur, l’espion de son intimité. Par la grâce du montage alterné, les deux personnages se réunissent dans la même solitude profonde, et la même chanson, le sublime My Funny Valentine, dans la version de Chet Baker (sur laquelle fredonnent l’acteur et l’actrice, avant de se coucher) et celle de la grande Julie London, pour son dernier enregistrement (on pense à Roberta Flack qui accompagnait le générique de fin du Retour de l’inspecteur Harry).




Comme dans Sueurs froides et toutes ses variations, l’image finit par s’incarner, après une fausse mort, filmée dans sa violence sèche. Dominoe revient d’entre les mortes pour faire passer Sharky du côté de la vie, de l’autre côté de cette fenêtre qui l’abrite et le retient prisonnier à la fois. Elle va lui permettre de se relever, de se redresser, lui qui gît dans les sous-sols du commissariat à la division des mœurs, son estime encore plus en berne que son pénis, après une bavure liminaire (la scène dans le bus résonne avec son homologue dans L’Inspecteur Harry, à la différence que le kidnapping ne porte plus sur des écoliers mais sur une femme blonde ravie par un Noir armé…). Face aux modèles virils agressifs et maladifs proposés par les frères Gassman/Silva, couple proxénète et infantile, Reynolds paraît totalement en retrait, déprimant sur un lit défait où il faillit violer le lumineux objet de son désir, comme De Niro passé à l’acte dans Il était une fois en Amérique. Le mâle américain, l’homme fort de Délivrance et de tant d’autres films mettant en valeur son charme immédiat et sa virilité irrésistible, tombe le masque et révèle sa fragilité, sa fatigue existentielle, le grand dégoût de sa vie de flic (et de star ?) qui le mine. Moins masochiste que lEastwood des Proies, Reynolds s’interroge malgré tout sur son statut, sur la masculinité de ce temps (« Une époque trouble », confesse Gassman, qui semble reprendre le rôle de Fernando Rey dans French Connection, autre polar dépressif). Le personnage et l’acteur/réalisateur se tiennent constamment en miroir, faisant de l’œuvre un autoportrait officieux, d’une grande sincérité.



Avant de s’affirmer en tant qu’homme, Sharky doit retrouver son enfance, et il emmène donc Dominoe dans la maison de ses tendres années, où il exerce ses talents de menuisier, pour réapprendre sa propre tendresse. Derrière la vitre, qui cette fois ne sépare plus du monde, n’isole plus, des enfants s’ébrouent, faisant le lien avec sa propre histoire. Dans cette maison de l’amour, les personnages ne regagnent pas une illusoire virginité, encore moins une rédemption, mais ils respirent enfin dans un espace à hauteur d’homme (et de femme) qui les autorise à souffler, à se monter leur vrai visage, à se faire confiance et à s’apprivoiser. Les belles scènes entre Reynolds et Rachel Ward brillent par leur simplicité, leur émotion retenue, leur absence totale de mièvrerie ou de ridicule. Vingt ans les séparent au moment du tournage, mais la maturité se trouve bien du côté de la jeune femme, qui perçoit très vite et très bien la faille du personnage et, peut-être, de l’acteur (depuis, elle vit et réalise en Australie ; on se souvient aussi de ses larmes dans l’épilogue de Contre toute attente, sur du Phil Collins).



Le prix à payer pour cette seconde naissance, en miroir de la renaissance de la call girl ? Une amputation très symbolique d’un doigt, assortie d’un meurtre à l’arbalète (souvenir de Délivrance, sans doute, comme la société de production baptisée en clin d’œil à la fable anti-rousseauiste de Boorman). L’agresseur, un flic félon, porte d’ailleurs dans sa bouche un gros cigare. Dans le duel final, Silva se fait lui-même sauter la cervelle, s’envoyant au septième ciel à travers la paroi de verre de la tour centrale, après la mort libératrice de son frère trop paternel descendu dans le dos. Le film entier joue de la verticalité, celle de la ville plate de Géorgie, un peu semblable à Los Angeles, avec son quartier d’affaires aux éminences arrogantes au centre d’un désert, et celles des hommes qui se regardent tomber, dans leur masculinité blessée par l’émergence de nouveaux modèles féminins (aérobic ici, avant Jamie Lee Curtis dans Perfect ou la bodybuildée Demi Moore médusant un Burt vieilli dans Striptease ; danse dans L’Impasse, où Pacino épiait amoureusement Penelope Ann Miller sous la pluie de Madison, la rue et le mélodrame de Clint). Contrecoup du féminisme des années 70, malaise des mâles dans la société américaine consumériste, capitaliste et compétitive d’alors (et d’aujourd’hui), effet collatéral de l’avènement de la pornographie domestique : les causes d’un tel déclin, d’une vraie et figurative débandade, s’avèrent diverses et variées ; laissons leur étude aux sociologues et terminons sur une dernière image.


Dans la cour derrière sa maison familiale, où il fondera sans doute son propre foyer, avec la femme de ses rêves devenue celle de sa (nouvelle) vie, Sharky/Reynolds balance Dominoe/Rachel juchée sur son pneu attaché à un arbre, quelque part entre ciel et terre, entre passé et futur, dans la guérison des anciennes blessures et les projets de couple. La gamine « formée à douze ans » par son père de substitution, le pervers Gassman, retrouve le sourire, la jeunesse, la grâce d’une enfant (elle porte un chemisier blanc et une jupe longue noire, presque une tenue d’écolière japonaise, mais sans sous-entendus sexuels, cette fois). La caméra dans son hélico s’éloigne des amants réunis, vivants et joyeux, pour venir cadrer à nouveau, une dernière fois, la tour totémique. Sur la façade détruite après la chute de Silva (et non plus de la double Madeleine), une paroi de fortune, en carton, semble-t-il, remplace le verre. Reynolds ne garantit par une éternelle virilité à son alter ego, ni un bonheur parfait à ses deux tourtereaux. Mais il veut croire en eux et en lui-même, et leur accorde une vraie seconde chance, sur le duo de Sarah Vaughan et Joe Williams, judicieusement intitulé Before You. Oui, pour un temps, le temps du film, le temps du cinéma, les fantômes s’incarnent et s’en vont vivre leur vie amoureuse, à l’abri de tous les regards, y compris du nôtre…      

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