La Main au collet : Correspondances entre Psychose, Pulsions, Irréversible

     
Ressuscitons, le temps de quelques lignes et à travers trois films, le genre littéraire du blason, en vogue au seizième siècle, représenté notamment par Clément Marot et Théophile de Viau, qui célébrait l’anatomie féminine en fragments volontiers érotiques et produisit son contraire, le contre-blason, satire du corps autrefois désiré, désormais livré aux outrages de la pornographie, pour tisser des correspondances entre trois grands moments du cinéma moderne, interrogeant la figure de la femme et la représentation de la violence à l’écran : tendons la main à trois actrices resplendissantes mais à l’agonie.  


Bartolomeo Veneto, Portrait de femme (détail ; 1520-25)

LE BLASON DE LA MAIN

O doulce Main, Main belle. Main pollie,
Main qui les cueurs fait lier et deslie,
[…]
O digne main qui jusque au ciel approche,
Main qui fait honte à la neige et reproche,
[…]
Main que Pallas choisiroit pour escrire,
Main qui autant que la bouche peulx dire.
Et quant de toy, helas! Je serois loing,
Main je te prie, fais responce à la mienne,
Main r’escry moy, que soubdain je revienne.

Claude Chappuys (1500-1575), Blasons anatomiques du corps féminin

  • Psychose : « On devient tous un peu fou parfois. »

Marion prend une douche. Dans la blancheur immaculée de la salle de bains, elle veut se laver de l’argent sale qu’elle vient de voler. Une silhouette massive tire le rideau et la poignarde. Elle crie puis glisse contre le mur, son sang s’écoule par le drain, son œil mort continue à fixer le vide. Dans la maison qui surplombe le motel, la voix du propriétaire affolé retentit.


Accident domestique (Janet Leigh dans Psychose) 

46 : 13 – 49 : 05

Elle tire la chasse sur ses calculs/ce qu’elle doit sur les 40 000 dollars/premier son de ce type dans un film se vantait Hitch/ferme la porte/on entend le thème de la fatalité présent après l’orgasme à Phœnix/en peignoir & mules peu sexy/bruit du rideau/emballage de la savonnette/jubilation sous le jet/son visage de face/pommeau en contre-plongée/de trois-quarts elle se savonne le bras/coupe en plan rapproché de trois-quarts/de profil elle se savonne le cou/encore le pommeau de profil/contrechamp avec rideau de trois-quarts/coupe sur un plan large au vide menaçant/la porte s’ouvre/une silhouette apparaît/travelling avant/Marion disparaît en bas à droite du cadre/la silhouette à contre-jour avec un couteau/début du second thème/plan rapproché en contrechamp : elle se retourne/très gros plan de sa bouche qui hurle/raccord axé/contre-plongée de trois-quarts/le couteau s’abat/contrechamp sur le mur en faïence/surimpression en gros plan de la silhouette/au final le crâne de la mère sur le visage de Norman/plan d’un coude/ le rideau/plongée/elle se débat/saisit un bras/la main ouverte de Norman qui met fin à la discussion antérieure/barre de suspension du rideau/le drain/en diagonale/la lame pénètre son ventre/seins touchés aussi de trois-quarts dos/inserts/ses pieds/son sang/de dos elle se tourne/la silhouette part en peignoir et laisse la porte ouverte/sa main glisse sur les carreaux/elle se retourne/glisse de trois-quarts dans le côté droit du cadre/tend sa main/s’accroche au rideau/plongée en diagonale/la baignoire/les toilettes/le peignoir/les anneaux du rideau craquent/sa tête vient heurter le sol au pied des toilettes/contre-plongée du pommeau/l’eau continue à couler/panoramique depuis la plante de ses pieds/le sang s’écoule dans le drain/fondu enchaîné sur l’œil à la pupille de taille normale/les cils fardés/rotation puis arrêt sur image puis vitesse normale/zoom arrière sur le visage à l’horizontale/pommeau de trois-quarts/faux panoramique vers la table de chevet avec le magot toujours caché dans le journal/vers la fenêtre où apparaît la maison des Bates/« Mère ! Du sang ! »

La musique, orgasmique, va decrescendo ; une musique en noir et blanc, affirmait le compositeur (Howard Shore s’en souviendra pour l’orchestration et la tonalité de Chromosome 3) ; les pizzicati évoquent autant les cris et les serres des oiseaux empaillés que les coups de couteau qui lacèrent la chair tendre dans des images elles-mêmes striées par l’eau – et le montage découpe (to cut) et assemble (to edit) l’horreur.  

Le choc de la chute prolonge le décrochage des anneaux ; le thème s’arrête, on n’entend plus que le bruit de l’écoulement de la douche ; à l’unisson, Marion hurle « No ! » puis pousse des gémissements.

Le motif visuel du suaire domine la scène : il faut cacher l’argent dans un journal, se couvrir dans un peignoir, s’extirper du rideau de douche, qui deviendra finalement linceul (celui de Laura Palmer ?).

À l’androgynie de l’agresseur – ni homme ni femme, en écho au « ni homme ni bête » de King Kong – répondent les cheveux courts, un petit côté garçon manqué sexy, de la victime.

L’œil féminin renvoie à celui qui ouvrait le générique de Sueurs froides et résonne avec celui, contemporain, du monstre marin fixant Marcello à la fin de La dolce vita ou annonce celui de Bowman dans 2001, l’Odyssée de l’espace, spectateur de sa propre mort avant sa renaissance cosmique ; bien que, comme le savent les légistes, un œil mort se dilate... 

Culturellement, l’eau constitue un signe féminin : larmes de la victime, liquide amniotique de la mère, menstrues de la jeune fille (Carrie au bal du diable, où De Palma redouble le signe : des règles sous la douche), urine dans une lagune (Stefania Sandrelli à Venise pour Tinto Brass dans La Clé).

Le voyeur entre dans la salle de bains, traverse l’écran percé de la cloison – il devient un acteur redoutable de son fantasme enfin réalisé, et chaque spectateur masculin désire sa place, et la redoute. 

L’épilogue suinte encore le sexe, avec son lit défait et ce pied de lampe phallique aux allures de cierge (sacré Alfred !).

Bates sort de la maison durant l’interstice du faux panoramique (cf. le faux plan-séquence introduisant Snake Eyes) vers le chevet puis la fenêtre, parfait fantôme et croque-mitaine de cinéma châtiant les petites voleuses et les fausses blondes.  

La salle de bains représente le lieu de l’intimité, de l’hygiène, de La Civilisation des mœurs retracée par Norbert Elias ; Marion voulait retrouver sa pureté, ses sous-vêtements immaculés, mais succombe à une sauvagerie asexuée lui volant sa vie.  

Mythes & masques : la doublure d’Anthony Perkins, retenu au théâtre, se nomme Anne Dore.

Tout nous ramène à notre corporalité, depuis la chasse d’eau sonore et excrémentielle au lit sexuel entrouvert comme une bouche en passant par un meurtre filmé comme un viol – illustration du dogme hitchcockien de réaliser les scènes d’amour comme des scènes de meurtres, et inversement (métaphorisation identique dans Les Oiseaux, puisant à l’amour impossible du réalisateur pour son actrice, ancien mannequin désormais poupée de chair consciencieusement abîmée, agressée, laissée pour morte, avec la ruine réelle de la carrière de Tippi Hedren, dont le personnage de femme « frigide » subira encore les assauts de Sean Connery dans Pas de printemps pour Marnie ; souvenons-nous aussi du viol littéral de la pauvre Janet Leigh droguée dans La Soif du mal, deux ans plus tôt). Le drain symbolise quant à lui l’oralité et l’analité, en rime visuelle avec la bouche et l’œil. Cortázar, dans Marelle, en fait le canal par lequel s’écoulent les poils, les ongles, les fluides et les humeurs de notre peu ragoûtante humanité.

La réplique finale fait penser à son pendant muet dans Loulou de Pabst, Louise Brooks y succombant à un autre meurtrier bigger than life : Jack l’Éventreur.

  • Pulsions : « On ne dévisage pas les gens. »

Kate prend l’ascenseur. Dans les ténèbres de la cabine, elle veut fuir l’après-midi qu’elle vient de passer entre les bras d’un inconnu malade. Une silhouette féminine monte et l’égorge. Elle crie puis glisse contre la cloison, une seconde femme aperçoit l’assassin mais ne parvient pas à la secourir. Dans le hall du rez-de-chaussée, la porte continue à battre contre son poignet.


Ascenseur en dérangement (Angie Dickinson dans Pulsions)

29 : 25 – 34 : 47

7.30 PM : Kate, paniquée, vient apprendre qu’elle passa tout son après-midi de sexe avec un homme atteint d’une maladie vénérienne (le film précède de trois ans la découverte du virus du SIDA) et un travelling arrière dans un couloir précède son impatience, avec des voix derrière les portes, les pleurs d’un bébé ou d’un enfant, et les talons de la femme trahie par l’étalon anonyme et létal. Mais toute fuite s’avère impossible en raison du poids des actes, de leurs conséquences – aucun puritanisme ni moralisme en cela, mais la cruelle ironie du sort, et tant de douleur pour si peu de plaisir : vision tragique du monde. Kate porte une robe, un imperméable et un sac blancs, ange immaculé mais souillé, se sentant coupable et bientôt exterminé. Au fond du couloir, une sortie de secours en cas d’incendie – suprême ironie : le tueur se cache derrière, déguisé en silhouette féminine, littéralement habillé pour tuer. Un travelling avant jusqu’à l’embrasure surcadre celui qui épie. Voici, dans tous ses reflets, un cinéma de voyeurs.

Raccord dans le mouvement sur un travelling avant qui suit Kate tandis qu’elle entre dans la cabine et que retentit la sonnerie d’ouverture des portes d’acier, les douces mâchoires mécaniques se refermant ensuite sur elle. L’indicateur d’étages pris de trois-quarts annonce le 7 – encore l’ironie : pas de septième ciel mais plutôt une annonce de mauvaise augure, celle des fameux sept ans de malheur. La cabine, noire comme un tombeau, piège la blonde Kate. Un plan rapproché de son visage nous met en situation de totale empathie, ainsi que précédemment au musée. Impatiente, elle appuie sur le bouton du rez-de-chaussée puis se souvient de son alliance laissée dans la chambre de l’inconnu à 1.20 PM. Dans le bruit de la cabine qui descend, chute, une surimpression remplace le split screen et au souvenir de l’alliance répond celui de la culotte oubliée dans le taxi (avec son chauffeur voyeur, of course). Kate appuie à nouveau sur le 7, pour remonter la récupérer, mais, au cinquième étage, une mère et sa fille entrent dans l’ascenseur. La gamine dévisage la première mère, ce qui provoqua l’ire des féministes y lisant, à tort, un aveu de condamnation misogyne. Brillent les racines rousses des cheveux d’Angie Dickinson, son rouge à lèvres, son vernis à ongles. Elle détourne les yeux, les lève vers l’indicateur d’étages et tente de sourire. Les grands yeux tristes de l’enfant révèlent son rôle véritable : messagère de mort, double en noir de la virginale femme mûre, elle se reflète dans la  porte et se retourne une dernière fois – insondable mystère de cet échange de regards…

Bouton de fermeture des portes et zoom avant sur le numéro 7, tandis que Kate soupire, au bord des larmes. Au septième étage, la porte s’ouvre et une étrange silhouette apparaît, tout droit sortie d’un giallo : imperméable noir, gants, lunettes de soleil, chevelure blonde, rouge à lèvres et… rasoir. Gros plan de trois-quarts du visage d’Angie puis de la lame bleutée accrochant la lumière. Elle lève la main devant son visage pour se protéger : l’entaille profonde dans sa paume la fait crier (comme autrefois de plaisir au creux du taxi perdu dans la circulation). Gros plan de l’agresseur : une femme ! Le rasoir ensanglanté en amorce la rend floue et un plan d’ensemble utilise le surcadrage de la  porte combiné à un travelling avant – « No ! » Entrée en scène de l’écran divisé : mise au point à la fois sur le visage et le rasoir dans l’espace abstrait de la cabine, chacun à un bord du cadre. Le travelling s’achève sur le miroir intérieur qui met la scène en abyme. On entend une lacération, un cri puis la porte qui se ferme.

Un intermède dans le couloir avec Liz, la prostituée habillée comme une femme d’affaires, en noir et marron (vernis compris), quémandant des conseils boursiers (« Auditron va remonter ? »), introduit le montage alterné entre les deux espaces et les deux simultanéités, jusqu’à leur collision. Retour à l’ascenseur : panoramique en gros plan sur l’indicateur d’étages ensanglanté, où les chiffres accompagnent les lacérations. On voit la scène dans le miroir puis en plongée (en écho au miroir dans le salon du « psy », abordant la séduction et le mariage). Gros plan de trois-quarts ensanglanté de l’abattoir. L’assassin égorge Kate puis se détourne : il entend une conversation à l’extérieur. Gros plan de face : l’héroïne semble se demander pourquoi tout cela, reflétée par les cloisons de la cabine. Sa robe s’ouvre en V sur les jambes rougies ; elle s’effondre avec un choc sourd dans ses chaussures blanches.

Le client voit la boucherie en premier, prend la fuite dans l’escalier de secours : « Mon Dieu ! » (« Jesus ! » en VO). Contre-plongée sur Liz et zoom avant sur son cri retenu, suivis par une plongée de Kate à l’agonie. Dans un zoom croisé s’échangent les regards, tandis que l’assassin se cache dans un coin à côté du tableau d’appel. Deux mains de trois-quarts et de profil : celle au gant élève son rasoir pour la prochaine victime, et celle de Kate tendue vers Liz. La flèche rouge sur la paroi de l’ascenseur indique la descente imminente de la machine. Au ralenti, Liz essaie de bloquer la porte, de secourir, partagée entre la fascination et l’horreur. Nous voici au croisement des deux actions des deux couples. La main droite de Liz va saisir celle de Kate. Le trio se dédouble dans le miroir, et l’assassin contemple sa propre image. Un regard éperdu de Kate en plan subjectif, puis la lame de rasoir éblouit Liz, qui ferme les yeux et les rouvre pour découvrir son reflet et celui de l’assassin dans le miroir. L’image granuleuse de la meurtrière possède sa propre énigme.

Elle lâche le rasoir qui fait du bruit dans sa chute et la main de Kate retombe. Liz se saisit de l’arme domestique tandis que la porte se referme ; le cri d’une femme noire répond au cri de la femme blanche. Liz se redresse, sursaute, se retourne, endossant le tailleur de la fausse coupable (orthodoxie hitchcockienne) et un travelling avant en champ-contrechamp voit cette autre femme se barricader dans sa chambre – portes ouvertes et fermées, la tragédie côtoie le vaudeville. La « travailleuse du sexe » prend à son tour l’escalier de secours, le rasoir à la main, et aux pieds des bottes de sept lieues qui résonnent avec l’ellipse du travelling vers la fenêtre de Psychose. Dans le hall d’entrée, la porte impitoyable bat mécaniquement contre le poignet inerte en un dernier outrage, aussi désincarné que les coups de boutoir du mari de l’épouse frigide qui fantasmait/présageait son propre viol.

Dans l’enfilade des pièces, le papier peint vert fleuri rappelle la chambre de Marion, pareillement prisonnière du motel de Psychose. La rampe de l’ascenseur remplace la tringle du même film.

1.20 PM : un clin d’œil aux Cent Vingt Journées de Sodome de Sade ?

Kate reflétée dans la cabine, telle La Dame de Shanghai. Dans Blade Runner, le reflet de Joanna Cassidy sourdait d’un miroir à partir de l’exploration d’une photographie. L’assassin contemple sa propre image, autant Narcisse que Mabuse.

Les zooms avant de la révélation évoquent le Phantom filmé par Swan baisant Phœnix.

La lame de rasoir, aussi brillante que la boule à facettes du bal de promo de Carrie. La scène détaillée plus haut se joue en rouge, blanc et noir.

Souvenir de Carrie dans sa robe blanche ensanglantée – le fantôme d’une femme assassinée hante le cinéma de Brian De Palma, jusqu’à l’apothéose insoutenable de Redacted.

Déguisements : la doublure – body double, indeed – de Miss Dickinson sous la douche se nomme Victoria Lynn Johnson, « Pet of the Year » 1977 dans Penthouse. Erika Katz, non créditée, double quant à elle Michael Caine dans l’ascenseur. Tout le film baigne dans une esthétique à la Playboy, dans un glamour empreint de vulgarité consciente, se vautrant dans des fantasmes en CinemaScope et couleurs.

La musique de l’irremplaçable Pino Donaggio démarre avec l’arrivée de l’enfant : un thème très doux en sourdine. Le deuxième thème, celui du tueur, s’avère très marqué, mené en  crescendo ; il s’interrompt avec la discussion de Liz. Le rythme implacable évoque la musique de galère composée par Miklós Rózsa pour Ben-Hur. L’agonie va decrescendo en glissandi. La tentative de sauvetage s’accompagne d’un thème volontiers pathétique. Un effet électronique en vortex et en réverbération émerge de la révélation identitaire de l’assassin piégé(e) dans le miroir. On assiste à une épiphanie visuelle et sonore. Le dernier thème en allegro épouse la course de Liz allant chercher la police, en une sorte de faux menuet (Truffaut préféra parfois Vivaldi à Herrmann dans La mariée était en noir). Une musique opératique, mélodramatique et charnelle, opposée à la folie intérieure et à la sécheresse des cordes pincées de Psychose.

Le monde aboutit à un ensemble de signes à interpréter (comme le tableau des Frissons de l’angoisse). Ne pas savoir le faire correctement, ne pas détenir le contrôle des images (comme Tony Montana dans Scarface, incapable de voir les assassins sur son mur d’écrans) revient à subir leur puissance mortifère, pareille à la sidération létale des cheveux de Méduse, et à devenir soi-même une image, un corps dépourvu d’âme (vendue au Diable, au Désir ou à la fragile immortalité de l’enregistrement numérique) : à mourir, donc.  

  • Irréversible : « Tu saignes ou tu mouilles ? »

Alex prend un passage souterrain. Dans le tunnel rouge, elle veut oublier le comportement peu élégant de son compagnon au cours d’une soirée. Un homme la viole et la roue de coups. Elle crie puis glisse au sol ; une silhouette lointaine voit la scène mais n’intervient pas et fait demi-tour. Dans le cours inversé des événements, la fête bat son plein, mêlant drogue, alcool et danse complice entre filles. 


Le bout du tunnel (Monica Bellucci & Jo Prestia dans Irréversible


43.00 – 54.00

Dans ce plan-séquence, Alex/Monica retrouve sa langue maternelle (« Aiuto ! ») tandis que l’agresseur sort son cran arrêt avant sa bite, et elle s’enfonce, en robe champagne sans soutien-gorge, dans le passage souterrain rouge, long, étroit, où l’agression, bientôt physique, débute sous une forme verbale, avec des insultes à caractère « social » (« Petite bourgeoise de mes couilles ! ») ou sexiste (« Tu te crois tout permis parce que t’es belle ? »), à gauche du cadre, la caméra la suivant de dos jusqu’alors, puis la rejoignant à terre sur l’ordre de son bourreau posant une main sur sa bouche pour la faire taire (l’étouffer ?), tandis qu’elle regarde vers la surface inaccessible, vers la chaussée invisible traversée par les voitures indifférentes, et la voici donc plaquée sur ce sol dégueulasse, subissant l’acte rendu encore plus terrible par sa profération (« Bouge pas, j’vais te prendre le cul, j’vais te péter la rondelle, j’vais t’enculer comme on t’a jamais enculée ! »), et une silhouette masculine surgit à droite du cadre au fond du tunnel, s’immobilise puis repart, et le sac à main noir d’Alex gît à ses côtés comme un poisson suffoqué, comme elle, et ce goulot nauséabond résonne des cris, des râles, des ahanements, le violeur carburant aux poppers, lui tirant les cheveux, jouissant dans son cri de douleur, son pénis en érection libérant enfin l’anus, il reprend son souffle et s’affale sur le  dos tout près de sa victime, qui sanglote et tousse et réfrène un haut-le-cœur, puis se redresse et se met à trembler de tous ses membres, particulièrement des mains, avant une contre-plongée de l’agresseur, Alex à ses pieds, et il lui balance un coup de pied en plein visage, le sang fuse de son nez cassé, mais à présent il la renverse sur le dos et lui assène une dizaine de coups poing au visage (les tremblements des pieds et des jambes se multiplient) – soudain la caméra quitte précipitamment sa position à terre : il frappe cinq fois son visage au sol de face, et oblique pour saisir la tôle du plafond en contre-plongée, mais pas avant qu’il ne lui crache dessus, tel un dernier outrage (« Maintenant j’en ai fini avec toi »), et pivote en un raccord intérieur sur l’appartement de Marcus, avec sa fête éclairée par un néon presque identique à celui du passage…

 « Tu sais que t’es bonne, pour une gonzesse »/« Ton mec, c’est un pédé pour te laisser sortir comme ça »/« D’habitude, j’aime pas ça » : le violeur homo entame le réalisme revendiqué. Les lobbies gay s’opposèrent naguère au Silence des agneaux ou à Basic Instinct en raison de l’orientation sexuelle des assassins. Noé, roublard, se filme en figurant de la boîte réservée aux hommes, ce qui nous vaut un exemple de son humour scatologique assumé, puisque Marcus et Pierre, cherchant Alex, demandent « Où est le Ténia ? » et on leur répond « Dans le Rectum ! », du nom de l’établissement nocturne. Il paie aussi son tribut à une autre mémorable scène de viol, dans Blue Velvet, le temps d’une réplique incestueuse en clin d’œil au très méchant Frank incarné par Dennis Hopper (« Dis : C’est bon, Papa. »). Avant tout créature de cinéma, l'agresseur exige de sa proie une soumission bien sûr scopique : « Regarde-moi, espèce de truie ! » (même dénomination pour le corps profané de Regan dans L’Exorciste !).

Le réalisateur livre quelques clés de sa petite voix dans son commentaire audio, notamment sur la couleur du tunnel, qui renvoie aux salles de torture en Argentine (sa nationalité), supposées faire peur aux gens par leur côté organique, leur violence figurative (certains spectateurs effarouchés, quittant la salle de projection à Cannes, diraient la même chose du film, le lieu du supplice devenant une métonymie et une métaphore hâtives de l’ensemble).    

Il faut saluer le duo, sans lequel la scène basculerait facilement dans l’exploitation et son corollaire, le ridicule (cf. le raté A Serbian Film). Jo Prestia, champion de boxe thaï, aperçu dans Le Petit Voleur de Zonca en  1999 (vu aussi par Noé) et la même année qu’Irréversible dans Femme fatale – tout se recoupe… – pouvait seul accomplir cette performance éprouvante pour lui-même autant sinon plus que pour sa partenaire, grâce à sa précision, à cette énergie parfaitement contrôlée, presque féline dans sa sauvagerie ; passé le choc de la première vision, sa logorrhée, avec ses outrances langagières, rappelle en mineur le dressage des jeunes soldats dans Full Metal Jacket par l’impayable R. Lee Ermey. Quant à Monica Bellucci, sa performance, tout au long du film (sorti simultanément avec Astérix et Obélix : Mission Cléopâtre !) la révéla comme aucun autre ; le cinéaste affirme à raison qu’elle se met elle-même en scène, que cette séquence lui appartient, comme l’idée de sa main tendue vers le spectateur.

Noé veut donc montrer la violence de la façon la plus crédible possible, en référence à Délivrance ou aux Chiens de paille, fables thématiquement jumelles. Dans la jungle des villes, il filme en temps réel – très utilisé par la pornographie contemporaine, pour laquelle le viol figuré ne constitue qu’une « niche » parmi d’autres – une « banale » atrocité comptabilisée par les statistiques officielles, ne quittant jamais le point de vue d’Alex, se couchant avec elle, provoquant une identification totale avec la victime. Tournée 6 fois en 2 jours, avec 2 heures et demi de repos entre les prises, durant lesquelles Jo parle de ses enfants avec Monica, la scène vise le plus grand réalisme par le recours au numérique (faux pénis, mouvements accélérés, sang rajouté). « Ce n’est que du cinéma, du cinéma, du cinéma » ironisait Wes Craven à l’époque de La Dernière Maison sur la gauche...   

Une étrange beauté, accidentelle, parvient à émerger, malgré tout, tel ce cadrage avec les deux personnages couchés si près et pourtant si loin l’un de l’autre. Et la tendresse viendra, quand les amants s’éveilleront après l’amour, dans une scène qui constitue l’antithèse de celle-ci et des autres rapports présentés dans le film. Une récompense attend le spectateur endurant, le jaune joyeux et doux d’une belle histoire d’amour documentée par la fiction. Exit le bruit en basse fréquence des trente premières minutes du film, et le physique blessé du travesti molesté par le Ténia avant qu’il ne s’en prenne à Alex. 

« J’ai fait un rêve bizarre. J’étais dans un tunnel tout rouge, qui se cassait en deux. Ce doit être à cause de mes règles » raconte Alex. Elle dit encore : « Je ne suis pas un objet », « C’est toujours les femmes qui décident », « Je vais me venger avec un bisou » (elle crache sur Marcus). Sous Vincent Cassel, dont on aperçoit le vrai pénis, qui lui répond « J’ai envie de t’enculer ! C’est très romantique ! », elle pressent, peut-être, que le temps de son destin de personnage la détruira, et l’enfant qu’elle porte, et les deux hommes qu’elle aime différemment, Jules et Jim abandonnés au torrent de l’ultra violence aveugle et inutile (aucun ne châtiera le coupable réel). « Je t’aime. – Moi aussi. »   

Mais Noé aime trop son héroïne pour se séparer d’elle sur un lit d’hôpital, à moitié morte. Il utilise les puissances du cinéma, art létal du temps et des fantômes, pour la ressusciter in extremis, dans sa gloire de femme amoureuse allongée dans l’herbe d’un parc ensoleillé (Michael J. Fox sortait pareillement de son cauchemar vécu à la fin d’Outrages). En se basant sur les travaux de l’ingénieur en aéronautique J. W. Dunne, et surtout An Experiment with Time paru en 1927, il renverse la chronologie du récit pour lui donner une seconde chance, une autre fin – et si, pour une fois, on imaginait Eurydice heureuse ?

La théorie de Dunne, que l’on retrouve dans la conception aborigène du temps dit rêvé, affirme son unicité, sa non linéarité, la possibilité de le prévoir, de relever des échos et des correspondances entre différents moments. Le temps, une création de l’esprit ? La question reste ouverte, mais aucun doute concernant le cinéma, maître des temporalités, des récits, des femmes détruites qui sourient finalement à l’avenir. Parlons de générosité plutôt que de consolation : la maman du petit John Merrick, dans Elephant Man, ne chuchotait-elle pas déjà, depuis les étoiles, à son fils orphelin : « Nothing will die », reformulant le titre d’un ouvrage de Dunne ? Et laissons les critiques d’art contemporain ranger Noé, Laugier et consorts dans la case de la New French Extremity ou du New French Extremism. Dans la violence la plus radicale fleurissent, parfois, un appel et une aspiration à une plus belle humanité.  

Trois femmes en grand danger tendent vers nous une main que nul, hélas, ne peut saisir.

Poignardée, égorgée, violée puis tabassée, chacune hurle vers nous, quêtant un impossible secours.

Trois réalisateurs filment leur calvaire avec plus ou moins de cruauté, d’empathie, de réalisme, mais jamais avec complaisance, ni misogynie, ni provocation.

Que les spectateurs qui ne peuvent supporter ces images passent donc leur chemin ; ils finiront sans doute par découvrir eux-mêmes l’origine du monde terrible et exaltant dépeint par le trio d’œuvres.

Que les psychanalystes et leurs émules se gargarisent avec l’architecture utérine, matricielle, qui sert de cadre spatial aux agonies féminines, et libre à eux d’y voir d’effarantes démonstrations de sadisme – nous ne croyons pas à de telles grilles de lecture.

Ces trois moments nous paraissent avant tout tragiques, au sens théâtral et antique du mot : ils provoquent la terreur et la pitié, ils permettent l’expression de sentiments paralysants dans la « vraie vie », mais qui, médiatisés par l’art, sous une forme aboutie et puissante, ne détruisent pas celui (ou celle) qui les éprouve, le hissant au contraire vers une compréhension approfondie, stimulante, de sa propre réalité.

Ce corps saccagé, je le reconnais dans le mien ; cette fureur insane, se nourrissant d’elle-même et dévorant tout sur son passage, agresseur et agressé, je la conçois sans l’expliquer, je m’en défais face et grâce aux images, comme un sac rempli de linge sale dont la courroie me meurtrit l’épaule et l’âme.

La frontière invisible de l’écran nous sépare de ces trois héroïnes vraiment héroïques, fauchées dans leur beauté, leur douceur, leur séduction et leur aura du côté de la vie.

Le cinéma, ce miroir des fantômes bien plus que des fantasmes, nous renvoie notre propre reflet, notre reflet sale, tel le roman stendhalien promené sur le chemin du monde.

Les tombes exiguës de ces trois femmes contiennent tout un univers, de la même façon que la salle de projection, aux allures de tombeau, ouvre – devrait ouvrir – sur l’infini, et sur l’intériorité de chaque spectateur ou spectatrice.

N’attendons pas la perte de celles que nous aimons pour les serrer dans nos bras, pour les regarder à la bonne distance, sans en faire des proies, des déesses ou des alibis.

Et tant que les nôtres possèdent encore la chaleur de leur paume, prenons enfin leurs mains sans ecchymoses pour les porter lentement à nos lèvres.         

Commentaires

  1. "N’attendons pas la perte de celles que nous aimons pour les serrer dans nos bras, pour les regarder à la bonne distance, sans en faire des proies, des déesses ou des alibis.
    Et tant que les nôtres possèdent encore la chaleur de leur paume, prenons enfin leurs mains sans ecchymoses pour les porter lentement à nos lèvres."
    Tellement juste et si bien dit ! Merci à vous !
    https://www.planningsfps.be/nos-dossiers-thematiques/dossier-violences-sexuelles/le-viol/

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