Grace : La Chambre du fils


La frêle Madeline s’apprête à donner la vie, après deux fausses couches. Mais un accident de voiture lui ravit son mari et son futur enfant. Un terrible miracle survient alors : revenue d’entre les limbes, la petite fille verra le jour et se prénommera Grace. Avec quoi nourrir cet adorable petit monstre ? Avec du sang, bien sûr, celui de Vivian, l’affreuse belle-mère, et le sien propre, quitte à dépérir ou à servir de pâture quand la gamine fera ses dents…

Cet hommage sanguin et ouaté à toutes les mères sonde l’intime féminin en délivrant un roman familial placé sous le signe de la maternité, entre profanation et sacrifice.   


Le conte de fées pour adulte repose sur un postulat ironique : une jeune femme versée dans le salmigondis new age de l’enfantement va donner le jour à un nouveau-né on ne peut plus carnassier, dont le doux prénom redouble l’ironie, l’intitule et en révèle l’arrière-plan religieux. Voici un film circulaire, feutré, profondément canadien, qui évoque bien sûr les premiers opus de Cronenberg, et notamment Chromosome 3, sur une thématique similaire, mais moins directement autobiographique dans son traitement de l’échec d’un divorce, et avec cette différence que l’imagerie utérine fait place à des images immaculées, entre le catalogue de décoration eugéniste pour femmes au foyer et l’iconographie du missel…

Car nous assistons bien à un miracle, mais exaucé par un dieu cruel à l’humour féroce (le réalisateur ?). Après un désastreux repas de famille avec les beaux-parents, qui installe la rivalité des femmes entre elles, à coup de nourriture bio et de considérations sur l’allaitement post-ménopause, un accident survient, ridicule. À cause d’un airbag intempestif, le couple, dans son 4x4 hybride, verse dans le fossé. Le mari n’y survivra pas ; la femme y perd, croit-on, sa future maternité. Entre ses jambes éclairées par un automobiliste secourable, une énorme tache de sang, élément dramatique signalant l’hémorragie interne autant que motif esthétique repris tout au long du métrage en contraste avec la blancheur dominante. Quand Bernard Herrmann composait pour Psychose une partition en noir et blanc, Paul Solet signe une musique de chambre en blanc et rouge.      
 
  Puis arrive la délivrance, dans un bassin baptismal entre les mains d’un gynécée, mais rien n’y fait, la femme enfante dans la douleur d’un mort-né, qu’elle berce tendrement contre elle, l’implorant, inutilement, désespérément, de revenir. Personne n’y croit, pas même l’obstétricienne qui n’affiche pas son diplôme au mur, toujours amoureuse de son ancienne élève qu’elle contemple via le réseau vidéo interne, nouvelle pietà aquatique dévorée par la douleur – avant que le fruit de ses entrailles ne la dévore, littéralement. Et survient pourtant le miracle, la résurrection de l’enfant, qui fait écho à celle, aussi inexplicable, aussi scandaleuse, d’Ordet de Dreyer. La comédie de mœurs, la satire féministe, reculent devant un mystère que l’on se gardera bien d’expliquer. Avec l’avènement de ce nouveau messie peut commencer le calvaire de cette presque vierge aux allures de l’iconique Sissy Spacek.

Toujours les hommes resteront au fond du décor et de l’action, infantiles, incompétents, instrumentalisés, immatures. Aux femmes et à elles seules tous les pouvoirs, dont celui, exorbitant, de donner la vie et la mort, d’enfanter en défiant son propre corps, de juger les actions humaines, voire de les falsifier. Ici règne sans partage un matriarcat qui redistribue les rôles sexués et sexuels habituels, où les femmes s’aiment et se haïssent, où elles se livrent combat et se travestissent, où elles allaitent et font boire une sorte de lait à leurs époux, essuyant de leurs commissures la goutte qui trahit leur caractère puéril, assoiffé de maternité bien plus que de féminité. Ces Amazones domestiques dirigent un royaume de grands enfants bientôt morts ou déjà disparus. 

Car l’une des deux mères, l’un des visages du même personnage, communie avec son fils défunt dans une chambre verte jadis explorée par Truffaut. De cette galerie d’héroïnes féroces et faillibles se détache son portrait de mère castratrice et dévastée, qui extraie de sa poitrine lourde un lait désormais inutile, qui assouvit son désir autoérotique par la succion dirigée de son mari (courageuse Gabrielle Rose). La bien nommée Vivian usera en vain de tous ses charmes séculiers, autoritaire, plantureuse, affirmation d’un désir qui ne vieillit pas, d’une force de vie qui s’oppose à la fragilité de sa bru – « Elle est malade » dit-elle en écho à ses propres mots. Forces de l’âge et du droit bientôt vaincues par l’obscurité, le désordre et le chaos de la nature et des dieux moqueurs, car elle finira mortellement blessée à la gorge, vampirisée par celle dont elle venait voler l’enfant, encore un peu du sien jusque dans l’inversion du sexe.

Ce panorama d’un monde sans hommes, cauchemar matriarcal à faire frémir tous les misogynes, se termine logiquement par une relecture de Thelma et Louise. Les deux femmes, élève et professeur, enfin réunies, prennent la route à bord d’un camping-car, avec un chat pour seul passager masculin. Elles croisent même une vache, symbole amusé. Mais d’autres animaux nous ramènent au début, au principe maléfique. Le Seigneur des Mouches s’immisce dans le véhicule, dans la maison sur roues, comme autrefois dans la chambre de l’enfant au cœur du foyer. Elles ne s’en tireront pas, malgré leurs perruques et leur complicité qui remplace l’amour. Dans une dernière pointe acérée d’humour noir, la jeune Madeline, au prénom de pécheresse rachetée, déclare que sa fille « fait ses dents », ce que confirme le dernier plan du film – son sein déchiqueté –, rime visuelle et musicale (la berceuse) au bébé de Rosemary, que ne montrait jamais Polanski, blessure graphique de la charmante petite cannibale.

Ainsi le film se clôt sur un autre mythe renversé, qui contient une simple et indéniable vérité sur la parentalité. Cronos ne dévore plus ses enfants, comme chez Goya, mais toutes les mères se font dévorer par les leurs, au propre et au figuré. La lutte pour l’héritière se transforme en sacrifice ultime, en Eucharistie personnelle pour payer le prix de l’incarnation et du retour des limbes. Simetierre nous prévenait : on ne conjure jamais la mort, on la repousse seulement pour mieux s’enfoncer dans son horreur. Pour que vive l’enfant, pour réparer la terrible erreur du fils emporté avant la mère, il faut que celle-ci s’offre à sa sanglante progéniture, comme s’offrent au regard de cette végétalienne et au couteau qui les égorge, les animaux de la chaîne spécialisée regardée en boucle.


La maternité peut dès lors atteindre ce cannibalisme avec lequel on crée des religions et ce drame intimiste, qui explore l’intime féminin d’un point de vue masculin, s’avère autant un mauvais rêve empli d’une grande douceur qu’au final un vrai chant d’amour à toutes nos mères, auxquelles, évidemment, le réalisateur le dédie, rendant grâce à la sienne.

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