Bunny Lake a disparu : Les Poupées


Suite à sa sortie en BR, retour sur le titre d’Otto Preminger.


L’un des meilleurs films de son auteur. Le fantasme – image mentale et désir – constitue bien sûr la matière même d’un certain cinéma hollywoodien, et Laura (fausse Eurydice) ou Bunny (Alice passée de l’autre côté du miroir, mais aussi, dans une dualité femme/enfant qui renvoie au personnage de la mère/sœur, « lapine » chez Hefner) s’avèrent des héroïnes existentielles dont le détective/policier, double du spectateur, cherche à résoudre l’énigme dans le labyrinthe d’un réel littéralement « mis en scène » – l’enquête établit un portrait psychologique féminin autant qu’elle élabore un art de filmer (Laura ou la vertigineuse Madeleine nous interrogent sur notre regard de cinéphile amoureux de femmes mortes).

Le film baigne dans le Londres gris des années 60, et cette délocalisation de la fascination scopique américaine le rattache au Voyeur, à The Servant, à Répulsion, autre mémorables huis clos maladifs illustrant l’esprit dérangé de leurs narrateurs/trices, films-cerveaux sondant des fugues psychogéniques chères à Lynch. John Orr, dans un article justement intitulé Otto Preminger and the End of Classical Cinema, montre bien cette rupture avec la transparence classique de la foi romanesque, représentée aussi par Antonioni et Fellini en pères de la « modernité » cinématographique, la même année. Avec eux et bien d’autres, le cinéma, après la littérature et bientôt la politique, entre dans « l’ère du soupçon » formalisée par Nathalie Sarraute, avec des narrations subjectives héritées de Poe, Maupassant ou du… Cabinet du docteur Caligari.

L’ombre de Hitchcock plane sur ce paysage psychique, pas seulement à cause de la présence d’Olivier, ou du tournage dans une maison appartenant à Daphne du Maurier : Rebecca montrait déjà l’emprise d’un fantôme sur les vivants ; ici, il s’agit de donner corps à une idée – la liberté d’une femme trop mal aimée par son frère (Keir Dullea, avec ses faux airs de Norman Bates, inquiétant itou dans Black Christmas) – en redonnant son corps à une enfant, itinéraire inversé de celui des Autres, avec Nicole Kidman en reflet de Carol Lynley. Les films de Preminger, les plus réussis en tout cas, reposent sur cette tension entre les réalités, les points de vue, les si doux visages et les bras d’or, mêlée à une trivialité de faits divers (son côté Fuller), qui lui attira une attention de scandale (comme les jurés hypnotisés par la petite culotte dans Autopsie d’un meurtre) détournant des vrais enjeux esthétiques et métaphysiques de son cinéma. Pour résumer, Preminger ne réalisait pas des films à thèse mais des cauchemars cadrés avec une précision d’horloger ou de marionnettiste, d’où les poupées, dont on sait, de Browning à Gordon, qu’il faut se garder de l’inquiétant silence...

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