Black Christmas : Les Inconnus dans la maison


Il se passe de drôles de choses dans cette maison d’étudiantes qui fêtent Noël. Coups de fil obscènes, disparitions en série, et un couple qui s’interroge sur l’opportunité de garder ou non un enfant à naître... Le lieutenant Fuller arrivera un peu tard pour réconforter Jess, l’unique survivante. Pourtant, la solution se trouvait tout du long sous leurs yeux, ou plutôt sous leur toit.

Ce conte de saison pour adultes inaugure un sous-genre promis à un riche avenir, autant qu’il diffuse une entêtante mélancolie – portrait de groupe de cœurs en hiver.


La critique spécialisée aime à voir dans ce macabre conte de Noël la double matrice du virtuose La Nuit des masques et du moins célèbre Terreur sur la ligne ; elle se base sur des figures de style – l’usage de la caméra subjective, principalement – et sur des éléments diégétiques – le groupe de filles, les appels téléphoniques, le détournement de fêtes religieuses – mais sa valeur réside ailleurs, et s’il fallait lui fournir une lignée, alors autant regarder du côté du monumental Exorciste, réalisé un an plus tôt, et dont l’influence (dépourvue de tout mysticisme) se décèle jusque dans le conflit générationnel, l’obscénité langagière des voix multiples, la présence du Mal au grenier et non plus à la cave, dans une inversion amusée de la fallacieuse géographie psychique du dogme freudien.

Le film évoque ces boules remplies d’eau et de paillettes que l’on renverse pour qu’il neige sur le tableau naïf qu’elles abritent. Dans l’espace rétréci d’une résidence universitaire, l’une de ces sororités volontiers visitées par le cinéma d’horreur américain, terrain de jeu sanglant et miroir déformé tendu à un public de jeunes filles pour qu’elles se réfugient dans les bras de leurs petits amis, un drame absurde se noue. À l’opposé de l’ampleur du cadre chez Carpenter, lieu majestueux de tous les dangers, où le vide lui-même recèle une trouble menace, le futur auteur du remarquable et remarqué Mort-vivant (vénéneuse relecture de La Patte de singe actualisée dans le contexte du Vietnam) emprisonne sa collection de jeunes filles entre quatre murs, l’extérieur se limitant à un commissariat lui-même empreint de claustrophobie, et à un parc plus deviné que vu, dans lequel on cherche une enfant disparue.


Un mauvais génie, lutin atroce, se glisse dans ce chalet au début de l’histoire. Durant la longue nuit de l’exorcisme, il va agresser, terrifier, assassiner les jouvencelles sages ou dévergondées. Tout droit sorti d’un giallo, le meurtre de l’éméchée Margot Kidder apparaît comme une métaphore du film tout entier. Le tueur ôte la vie à sa victime dans le ralenti d’une main qui renverse des figurines animales translucides. Ce Noël noir s’abat bien sur une ménagerie de verre, sur des héroïnes qui jamais ne comprendront ce qui leur arrive, et qui veut leur perte. Témoin de cette ironie létale qui s’acharne, la mort violente du transparent Keir Dullea, revenu de son odyssée au-delà des étoiles, faux meurtrier et caricature de l’artiste tourmenté, qui joue du piano comme entraient en transe les romantiques du dix-neuvième siècle.

Peu à peu se détache le personnage d’Olivia Hussey, la survivante de la fable. Celle qui se révéla en Juliette, celle qui interprétera un an plus tard la Vierge, porte un enfant dont elle ne veut pas. Ici se tiennent la transgression ultime, le charme noir de l’œuvre : en cette période de réjouissance, de célébration d’un renouveau, d’une alliance entre le Ciel et les hommes, la femme ne veut pas accoucher, elle refuse la vie, et n’affirme rien d’autre que la négation de la Nativité.


Car ce bout de Canada enneigé dresse un constat glacial, celui d’un malentendu généralisé, d’une mortelle perte du sens. Un père quête sans espoir sa fille évanouie et cependant toujours là, toujours présente sous la forme d’un cadavre relégué avec des jouets d’enfants dans un débarras qui le surplombe. Un intendante biberonne à chaque pièce, plus mère maquerelle que directrice de résidence. Des flics incompétents s’avèrent totalement impuissants, laissant libre l’assassin, pas même fichus de découvrir le premier corps, qui attend là-haut ceux qui ne le trouveront jamais (on pense au De Palma de Sœurs de sang et à son final moqueur, qui doublait la dissimulation du corps de l’oblitération de la mémoire de l’enquêtrice). Et les enfants, tous les enfants, ne servent qu’à un massacre régi par un inconnu sans nom dont on peut penser qu’il connut lui aussi une enfance saccagée – on pourra voir l’illustration de cette thèse dans le bruyant et maladroitement explicatif remake réalisé trente ans plus tard.

Au travers de tels exemples, le cinéma des années 70 s’impose une fois encore comme un cinéma du doute, de la déviance, de la déréliction. Il faudra attendre la fin de la décennie pour que renaisse un nouvel espoir, pour que les anciennes mythologies manichéennes retrouvent droit de cité en monopolisant le succès commercial. Pour l’instant, pas encore de guerre des étoiles ni de surhomme élevé à la campagne (et Margot devenue la petite fiancée de l’Amérique). N’oublions pas que ce cinéma se déploie dans une période de crise économique majeure, comme les classiques de la Universal dans les années 30, comme le réalisme poétique français à la même époque. Pourtant, la causalité contextuelle n’explique pas tout, et tant mieux. Ce qui se joue déborde un cadre temporel précis pour parvenir à nous atteindre toujours quarante ans après. Oui, nous vivons encore dans une violence absurde qui nous échappe ; oui, notre solitude et notre fragilité s’aiguisent à l’arrivée des flocons et de la bonne humeur obligatoire ; oui, nous continuons à enterrer nos enfants sans savoir comment les protéger d’eux-mêmes, de nous-mêmes, de ce monde infernal depuis longtemps déserté par les anges. Le mauvais résident habite toujours dans notre foyer, y hurle à demeure. Sans visage, homme des foules, il n’attend qu’un coup de fil pour nous apprendre notre propre folie, nous annoncer la mauvaise nouvelle : nous ne passerons pas la nuit, et minuit n’apportera nul sauveur.


Constamment efficace, filmé vraiment au cœur de la nuit, cet apologue s’achève sur une dernière image déchirante. Derrière la vitre, invisible et en permanence sous le regard aveugle, comme la lettre volée de Poe, gît une jeune femme dont le cri silencieux reste prisonnier d’un emballage de saison. L’humour noir s’évapore devant une infinie tristesse, à contempler ainsi ce corps promis à toutes les histoires qui ne se lèvera plus, éternel guetteur de secours qui n’arriveront pas, incarnation glacée, glaçante, de toutes les mauvaises consciences, de tous les crimes impunis, de tous les désastres courants qui parsèment nos vies et colorent de leur noirceur la gigantesque fiction médiatique. Elle lève les yeux pour l’éternité, mais aucun dieu ne lui répondra, aucun père ne viendra la sauver, la réchauffer en la prenant dans ses bras. D’où cette étrange mélancolie, qu’on qualifierait de canadienne, et qu’illustra brillamment le Cronenberg des premiers temps.

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