Audrey Rose : L’Autre


Du haut de ses onze ans, Ivy Templeton fait d’affreux cauchemars. Ses parents s’inquiètent quand un dénommé Elliot Hoover se met à les suivre. À une table de restaurant, il leur raconte son histoire, qui se confond avec la double mort de sa femme et de leur petite Audrey Rose, décédée onze ans plus tôt…

Avant de s’embarquer à bord de l’Enterprise, Robert Wise, la soixantaine passée, s’interroge dans l’un de ses derniers films sur l’au-delà, la vie après la mort, l’éternel retour, délivrant le portrait tendre et poignant d’une enfant qui ne s’appartient plus.  

Now I lay me down to sleep,
I pray the Lord my soul to keep,
If I should die before I wake,
Bless me Lord my soul to take.

Now I Lay Me Down to Sleep
Berceuse anglaise du dix-huitième siècle


« Je ne parle pas de possession, je parle de réincarnation » lance Hoover à Janice Templeton – l’avertissement vaut aussi pour les spectateurs distraits et les critiques paresseux. Non, nous prévient Robert Wise, vous n’assisterez pas à un duplicata de L’Exorciste, avec gamine écumante et chevaliers blancs en soutanes noires, mais plutôt à un mélodrame plus cruel et troublant que son illustre et indépassable prédécesseur. S’il fallait à tout prix rattacher Audrey Rose à un autre représentant du genre, on pointerait sans doute L’Exorcisme d’Emily Rose, qui en reprend le cadre judiciaire, offre itou à son actrice éponyme une performance mémorable (Susan Swift et Jennifer Carpenter, désormais sœur de Dexter, constituent à elles seules un effet spécial) et semble citer le film jusque dans son titre. 

La pluie, une route en point de vue subjectif, une voiture qui fonce dans notre direction : le film s’ouvre par un accident à la violence sèche, avec une enfant sur le siège arrière et sa mère sans visage au volant ; les deux périront au bas d’un talus, dans le cercueil enflammé de l’épave. Ce début tétanisant, que rien n’annonce, place l’œuvre sous le double signe de l’eau et du feu, motifs qui reviendront tout au long du métrage sous plusieurs variations. Il tire sa force de la grande maîtrise du montage de Wise et de l’absurdité au cœur de nos vies qu’il met en scène. Cela pourrait vous arriver, cela leur arrive, pas d’explication ni de grand destin dans cette tragédie individuelle et anonyme. La responsable fera plus tard une apparition à la barre, témoignant dans un fauteuil roulant, provoquant les larmes du père qui revit le trauma. Pas de vrai coupable, rien que la malchance d’une automobile qui ne répond plus à sa conductrice, d’une chaussé détrempée, à moins que…

L’art s’échine à trouver un sens à ce qui n’en possède pas, à toutes les catastrophes collectives ou singulières parsemant l’histoire des peuples et des individus. La littérature et le cinéma, le jeu vidéo à présent, proposent des univers narratifs régis par une double architecture, formelle et sémantique. Borges affirmait avec raison que la fonction véritable du roman policier se résumait à ordonner le chaos. L’entrée en matière du film nous plonge dans son épicentre, et ces images paraissent familières parce qu’on les côtoie sans arrêt dans les bulletins d’information ou les cascades sur grand écran. Le projet de l’œuvre, immense et presque trop grand pour elle, vise à signifier ce choc initial (et frontal), à l’inscrire dans une chronologie et un dessein. Comme un mandala figure une communauté sacrée unie autour de la déité, chaque symbole appelant l’herméneutique et la projection du méditant à l’intérieur de celui-ci, sa fusion avec la représentation complexe, le film organise son réseau signifiant autour de la figure d’une enfant bientôt dédoublée.

Après l’orage, le soleil pâle de l’automne à Central Park, capturé par Victor J. Kemper, collaborateur de Cassavetes (Husbands), Lumet (Un après-midi de chien) et Kazan (pour son funèbre Dernier Nabab). Une famille fait du vélo dans les allées, parmi la nature calme et domestiquée de la métropole. Cette balade du trio en deux roues en rappelle une autre, celle qui ouvrait et fermait Le Vieux Fusil. La guerre qui va se jouer ici congédie la barbarie humaine pour un drame de chambre mêlant d’autres temporalités, séparées par à peine une dizaine d’années. L’enfant morte dans l’accident, se peut-il qu’elle cause les cauchemars de cette autre enfant qui pour l’instant s’amuse entre son père, un publicitaire au physique de joueur de football américain (John Beck, aperçu dans Rollerball) et sa mère, femme au foyer pas encore désespérée ? Pour l’instant, ils pédalent, ignorants des heures sombres à venir, malgré les indices livrés par le réalisateur (le mot S.L.A.U.G.H.T.E.R. au Scrabble, l’aquarium dans la chambre d’Audrey qui ne dort pas, un traître miroir reflétant la maîtresse de maison) et les ponctuelles crises de terreur nocturne à l’approche d’un anniversaire. Des instants de bonheur fragile et fugace précèdent ainsi le désastre imminent. 
  



Quel homme fixe donc Marsha Mason (frémissante et retenue, revue plus tard dans les meilleures scènes du Maître de guerre en épouse divorcée d’Eastwood) à la sortie de l’école, n’attendant personne et cherchant des yeux la petite Ivy ? La pluie revenue lui donne des airs de fantôme liquide, cette eau du ciel, du souvenir douloureux et des larmes amères qui tombera encore dans Dark Water, autre bouleversant récit de la mort d’une enfant et de son deuil impossible. Il porte le visage tendre et blessé d’Anthony Hopkins, le futur ventriloque possédé par sa marionnette dans le rare et à redécouvrir Magic d’Attenborough. Hoover, ancien métallurgiste devenu universitaire, homme des ailleurs et de la foi, père orphelin en quête de l’esprit de sa fille, va tenter de s’immiscer dans cette famille semblable à beaucoup d’autres, ni meilleure ni pire, essayant de vivre avec amour mais que les auteurs désignent cruellement  pour illustrer leur fable sur la perte et la renaissance.


Frank De Fellita signe l’adaptation de son roman « basé sur une histoire vraie » et co-produit le film (en écho à un certain William Peter Blatty…). Cette histoire d’un homme essayant de faire revenir son amour perdu d’entre les mortes, nous la connaissons au moins depuis Orphée tentant de sauver Eurydice, mythe matriciel dont le film de Wise reprendra le final, à la suite de Sueurs froides vingt ans plus tôt. Il semble que les femmes aimées, les enfants qui les évoquent avec leurs propres traits et personnalités croisés, ces héros de papier ou de celluloïd doivent passer leur vie paginée ou minutée à les perdre, encore et encore, en une malédiction « inspirée de faits réels » ; dans la « vraie » vie aussi, nous ne savons garder auprès de nous celles que nous chérissons, mères, sœurs, amantes ou muses. Tous les films de Wise portent ce lest réaliste, cette justesse du regard jamais en défaut en dépit des règles et des conventions du genre abordé (La Mélodie du bonheur s’enracinait pareillement dans le témoignage et le contexte des années noires de l’Autriche).

Mais une paroi de verre incassable, contrairement au miroir sans tain de la scène d’hypnose, isole les personnages les uns des autres, et prend la forme des vitres d’une automobile ou de celles d’un appartement. Piégée dans son sarcophage transparent, une enfant hurle qu’on l’aide – séquences impressionnantes qui affolent la caméra, accompagnées au cordeau par la musique impressionniste de Michael Small, compositeur des thèmes mélancoliques d’une autre parabole sur la substitution d’identité, Les Femmes de Stepford – mais aucun adulte ne peut l’atteindre vraiment, à l’exception d’une étreinte entre Hoover et Audrey Rose, mirage crève-cœur du couple enfin réuni, père et (fausse) fille sur un lit d’emprunt, sous le baldaquin protecteur de la petite reine dont les parents viennent au chevet, comme s’il s’agissait d’une grande malade, dans un foyer qui appartient à une autre famille, avec un second père qui ne pense qu’à en chasser l’intrus (il voudra aussi guérir sa progéniture par un exorcisme laïc et ce geste lui coûtera son mariage). 



Les mains d’Ivy portent les stigmates des mains d’Audrey, la glace lézardée par la pluie, à l’instar d’un miroir abîmé, brûle inexplicablement ses paumes, prisonnières du passé dans la voiture en feu. Au sortir de sa transe, elle ne se souvient de rien, capable encore de rire avec sa mère, dans de précieux moments de complicité entre femmes. Une crise plus forte que les précédentes conduit Hoover à l’emmener chez lui, quelques étages au-dessus, en un réflexe protecteur (Hopkins conduira d’autres brebis à l’abattoir en ogre gastronome dans Le Silence des agneaux). Cela lui vaudra un procès pour enlèvement qui provoque un changement de direction du film, une trompeuse ouverture de l’espace confiné de l’appartement familial sur l’espace quadrillé de la salle du tribunal. Le drame psychologique devient une œuvre de prétoire, genre propre à la veine démocratique et légaliste du cinéma américain, autrefois servi par Hitchcock et Preminger, plus récemment par Friedkin et Derrickson.       



Jim Morrison soutenait que le cadre juridique permet d’apprivoiser la violence, de l’interpréter avec une grille de lecture raisonnée, rôle anciennement dévolu par les Grecs au théâtre antique. Les tréteaux et la cour tiennent l’horreur hors-champ, dans les coulisses ou sur le lieu du crime. Le sang ne se déverse pas durant la représentation ni l’argumentation. Wise aère la séquence par des images d’archives de l’Inde croyante, avec ses cadavres immolés, ses milliers de baigneurs dans le fleuve révéré, une sérénité délivrée de contingences économiques pourtant terribles. Le segment documentaire ouvre une brèche dans la fiction, lui apporte un surcroît de réalité plus efficace que toutes les déclarations de supposée authenticité. Les projections mentales issues de l’esprit de Hoover corroborent les déclarations d’un témoin hindou en habit religieux.

Si le réalisateur affiche son cosmopolitisme (présent aussi dans Le Jour où la Terre s’arrêta et La Canonnière du Yang-Tse), il se garde bien de trancher. La bataille de points de vue concernant le phénomène de réincarnation débouche sur une expérience durant laquelle Ivy, l’enfant-lierre, va remonter à la pointe de sa racine, au-delà de ses origines, parcourant les diverses phases régressives qui l’amènent à laisser sourdre en position fœtale une autre personnalité, peut-être celle d’Audrey Rose (les deux filles portent un prénom et un nom végétaux qui les unissent à la façon de la vigne et du rosier entrelacés sur les tombes de Tristan et Yseut). Mais la séance se passe mal, et l’enfant s’éveille terrifiée, en proie aux affres d’un incendie que rien au-dehors ne peut éteindre (elle succombait auparavant à l’appel des flammes, celui du bûcher scolaire autour d’un bonhomme de neige figurant saint Sylvestre), échevelée, ses yeux immenses irradiant d’épouvante, petite sœur prémonitoire de Sadako dans Ring.
  


Une dernière double vitre sépare les trois parents de l’enfant, celle de la pièce d’observation plongée dans les ténèbres, celle de l’écran de télévision sur lequel la mère suit le calvaire du fruit de ses entrailles. L’explosion du miroir par Hopkins ne ranimera pas le petit cobaye, que Janice Templeton ira retrouver en caméra subjective, bouclant la boucle de l’ouverture. Les mères impuissantes arrivent après la fin des cours et ne peuvent qu’assister au spectacle de la mort de leur enfant, à leur disparition au coin de la rue symbolisée par une chaise vide à la cuisine (M le maudit) ou dans une salle de classe (Twin Peaks: Fire Walk with Me). Hoover la réconforte par quelques mots, « Son âme est libre maintenant », mais le final s’avère plus sombre que celui du chemin de croix de Regan : pas de prêtre sacrifié par culpabilité, pas de fillette livide mais guérie – seulement une enfant morte de peur sur un lit médical ; La Solitude est un cercueil de verre, pour citer Bradbury.


Cependant, Wise achève son conte de saison par un infime espoir. L’épilogue doux-amer résonne avec celui de Nous avons gagné ce soir, West Side Story, La Maison du diable ou Le Mystère Andromède. L’humanisme du cinéaste, tempéré par une lucidité sans faille, accorde à son héroïne la possibilité d’une autre vie, d’une incarnation suivante dans la grande roue de l’existence. Janice écrit à Hoover que son mari accepte le rapatriement des cendres en Inde, première étape du travail de deuil et d’une croyance par-delà le corps. Les photos d’Ivy, développées par sa mère au début du film, reviennent en guise de salut. Son visage souriant s’impose et se fige en surimpression sur le soleil indien, que vient parapher une citation de la Bhagavad-Gītā à propos de l’immortalité de l’âme. Telle Laura Palmer chez Lynch, il faut imaginer Audrey Rose enfin heureuse… 

                      

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