Abandonnée : Ne vous retournez pas


La productrice de films Marie Jones s’en revient dans sa Russie natale, héritière d’une ferme sur une île – on vient d’y retrouver les restes de ses parents. Conduite par un guide étrange, elle rencontre bientôt un certain Nikolaï, qui se dit son frère. Tandis que d’inquiétantes apparitions (et disparitions) la mènent au bord de la folie, elle va tenter de réécrire sa propre histoire, quarante ans après, pour simplement survivre un jour de plus… Le dernier mot appartiendra à sa propre fille.

Ce beau portrait de femme se double d’une réflexion sur l’Histoire, celle de Perec avec sa grande hache, et propose une morale cruelle : dans l’oubli seul réside l’avenir.  


La nature indifférente, silencieuse, profonde comme un secret, par laquelle débute ce poème funèbre en évoque une autre, celle qui ouvrait Le Miroir de Tarkovski. Dans le même paysage mental apparaissait une femme, amante et mère, gardienne de la mémoire et guide des errances subjectives. Ici aussi, une femme va survenir, invoquée par la voix de sa propre fille, qui lui ouvre les portes du « pays du souvenir » de Mickiewicz.


Elle côtoyait les fantômes bien avant de partir à la recherche de ceux qui lui donnèrent la vie et d’atterrir dans cette Russie fantomatique peuplée de spectres, cette productrice de films sans succès, cette mère déjà loin de sa fille avant l’exil. Au terme des quarante années de désert spirituel et sentimental, la voici qui revient sur sa terre natale, non pour hériter d’une ferme dont elle se fiche mais afin de reprendre une histoire interrompue, pour rédiger enfin son roman familial, celui qui la leste d’un vide trop grand pour elle, qui la scinde en deux prénoms, deux origines, deux pays. Placée avant même de commencer sous le signe du double et du manque, sa quête existentielle la conduit là où tout débuta, où tout prendra fin.


Sur cette île des morts, personne ne veut aller… Son nocher sans obole, non plus Charon mais Anatoli, usera d’un camion au lieu d’une barque, passeur à l’air martial qui ne veut pas vivre à la façon de ses ancêtres. Tout le film s’attache à montrer ces liens rompus, ces générations qui s’ignorent, s’injurient, ne se comprennent pas. Étrangers à eux-mêmes et au monde, ils parlent des langues différentes, ils se confessent et découvrent le sens des événements toujours trop tard. Dans le temps cyclique des Enfers, dans l’éternel présent du même inlassablement répété, ils errent telles les silhouettes languides de L’Année dernière à Marienbad, telles les images projetées par le mouvement de la mer dans L’Invention de Morel. Aux fantômes de l’écran se substituent ceux du passé, du futur déjà écrit, déjà joué, en train de se dérouler sous les yeux de protagonistes dédoublés.


L’héroïne retrouve un frère, une maison délabrée, la chambre des parents où s’accomplit une nouvelle fois, à l’identique, la scène primitive du meurtre imparfait de la femme par l’homme. Plus tard, dans un renversement in extremis, la mère blessée sauvera ses deux enfants de l’amour mortel du père assassiné, à la fois squelette et marionnettiste de ce voyage sans retour. Car cette blonde Eurydice ne regagnera pas le territoire des vivants. Au cours de l’ultime nuit, celle annoncée par sa doublure trempée, elle plongera au volant du camion que conduisait sa génitrice pour s’échapper, mettre les jumeaux à l’abri, dans cette eau qui la cerne, qui l’appelait par-delà l’océan. La scène cite bien sûr une noyade antérieure, celle de la fausse survivante dans l’hypnotique Carnival of Souls, qui se découvrait à la fin de son étrange aventure passée de l’autre côté, comme tous les occupants de la voiture tombée du pont, Candace Hilligoss incarnant la première de ces mortes qui s’ignorent, bien avant Robert Powell dans le maladroit Survivant d’un monde parallèle, Bruce Willis dans le roublard Sixième Sens et Nicole Kidman dans le victorien Les Autres.


Bien d’autres esprits, d’autres images hantent ce premier film – notamment la petite amie du jumeau qui le retrouve pour le conduire à sa dernière demeure, aussi nue et létale que la femme putréfiée enlacée dans une salle de bains par l’écrivain de Shining, ou les yeux de pierre des zombies dans leur glauque aquarium, hommage au grand Fulci – qui appartient à la lignée du nouveau cinéma fantastique espagnol, intronisée par Amenábar et poursuivie par ses émules. Deux principales caractéristiques définissent cette collection. Tout d’abord, un classicisme de bon aloi, illustrant des histoires simples et linéaires malgré une structure souvent cyclique, qui ramène au trauma initial, au début de l’odyssée intérieure, héritier du fameux précepte de Boileau : « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement. » Ensuite, une attention particulière portée aux personnages féminins, qui ne refuse pas la psychologie sans s’égarer du côté du drame psychologique : le mauvais genre du fantastique garantit depuis longtemps une présence du corps, de l’inquiétude ontologique, aboutissant à une galerie de mémorables portraits de femmes, de Rosemary’s Baby à The Woman.


Outre la belle présence de deux belles actrices, Anastasia Hille et Belén Rueda, Abandonnée partage avec L’Orphelinat, l’un des fleurons de cette renaissance nationale, une même maturité, un même désir d’aller jusqu’au bout, de confronter leurs héroïnes, et le spectateur avec elle, aux grandes questions sans réponse et les seules à mériter qu’on les pose : la mort, la séparation, la perte, la solitude, la ruine du corps et de l’âme. Mais la métaphore géographique – chaque femme et chaque vie conçues comme une île – se double, cinéma ibérique oblige, d’une dimension historique et politique. Dans Anna et les Loups, Saura dépeignait une maison de fous fatale à la jeune Geraldine Chaplin, qui renvoyait évidemment à l’Espagne franquiste. Nacho Cerdà fait de même avec sa terre entourée d’eau, autarcique et dangereuse, réceptacle des guerres encore fumantes (le jumeau en vétéran) ou plus anciennes, modelée autant que maudite par le lourd héritage familial. Cette identification d’une femme s’avère également la radiographie fantasmée d’un pays latin et non plus nordiste.

La fille amoureuse et sans visage, au doux prénom d’Emily, tire la morale cruelle de la fable : pour vivre, pour continuer à croire à l’amour et au soleil, il faut pouvoir oublier, ne pas revenir sur ses pas, ne pas chercher à connaître ses origines trompeuses. Pour respirer, ici et maintenant, après la révolution de la Movida chère à Almodóvar et malgré ses désillusions (revoyez l’assombrissement de sa filmographie, jusqu’à la douloureuse nuit de La Mauvaise Éducation), il faut aussi savoir abandonner son passé, sa mère, sa généalogie. Orphelins, hantés, mélancoliques, survivants provisoires sans autre destin que la défaite, tous nous nous perdons dans le labyrinthe infernal des passions tristes. Et tous nous venons à notre heure, au plein minuit ou au zénith, prendre notre place réservée dans l’innombrable cortège de tous les abandonnés.

Commentaires

  1. Un film que je ne connaissais pas du tout et que je m'empresse de noter en essayant de le dénicher au plus vite ;-)

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    1. Merci du commentaire ; j'espère qu'il vous séduira autant... - à bientôt !

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  2. Bonsoir Jean-Pascal,

    Le film m'a moyennement convaincue mais votre commentaire lui fait honneur. A bientôt :-)

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    1. Bonjour Véronique, et merci. "Take Shelter", presque aussi eschatologique que "Melancholia", devrait vous plaire davantage. Bonne journée !
      http://lemiroirdesfantomes.blogspot.fr/2014/07/take-shelter-un-prophete.html?view=magazine

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